Une étape spécifique de l’histoire économique et
sociale de l’Amérique du Sud a pris fin. Cette phase a vu l’exportation
de grandes quantités de matières premières ou de produits semi-finis à
des prix élevés. Cela a assuré un taux de croissance considérable de
leurs économies et a permis aux gouvernements de financer une série de
programmes sociaux sans modifier la répartition des richesses. Ce
soi-disant « modèle » dépendait du taux de croissance et de la demande
dans les autres parties de l’économie mondiale, en particulier en Chine.
La fin de ce qui aura été finalement une parenthèse de quinze années va
conduire à une aggravation de la confrontation politique et sociale
dans l’ensemble du continent, annoncée aujourd’hui par les événements au
Brésil. Je suis heureux de pouvoir contribuer au débat avec ce texte
expliquant ce que je considère être un point crucial dans l’histoire du
monde, celui où le capitalisme atteint ses limites absolues.
Infinie crise économique et financière mondiale
L’actuelle
crise économique et sociale a mis fin à une longue phase avec des hauts
et des bas (1949 aux États-Unis, 1974-1976 et 1981-1982 dans le monde
entier), marquée néanmoins par une accumulation ininterrompue, commencée
autour de l’année 1942 aux États-Unis et vers 1950 en Europe et au
Japon. Le très fort dynamisme initial de cette accumulation était dû à
l’ampleur des investissements nécessaires à la reconstruction de la base
matérielle des économies capitalistes après la longue crise des années
1930 et les destructions massives de la Seconde Guerre mondiale, ainsi
qu’à la possibilité d’exploiter les technologies mises au point dans la
années 1920. Et bien sûr, elle était le résultat de la guerre.
La
crise en cours a commencé en tant que crise financière, révélant
ensuite une profonde crise de suraccumulation et de surproduction
aggravée par une baisse du taux de profit. Cette crise était en
gestation depuis la seconde moitié des années 1990, mais elle a été
retardée par la création massive de crédit et la pleine intégration de
la Chine dans l’économie mondiale. Étant donné que les États-Unis sont
le principal centre financier mondial et que c’est là que le système du
crédit a été poussé à ses « extrêmes limites » (1), la crise dans sa
dimension financière y a éclaté en juillet 2007 et y a atteint son
paroxysme en septembre 2008. Commencé à la fin de l’année 2008, le krach
était de nature mondiale et n’était pas seulement une « Grande
Récession » nord-américaine. Il a d’abord frappé les économies
industrialisées. Les pays émergents, qui pensaient rester largement à
l’abri de ses effets, ont été les derniers à perdre cette illusion.
En
2008, le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis a estimé que la
configuration combinée des relations internes et politiques empêcherait
que la crise détruise le capital fictif et productif comme cela avait eu
lieu dans les années 1930. La vitesse et l’ampleur de l’intervention
gouvernementale des États-Unis et des principaux pays européens,
réalisée en 2008 en soutien au système financier et aussi, dans une
moindre mesure et de manière plus temporaire, à l’industrie automobile,
doit être considérée comme l’expression de la pression directe des
banques défendant la richesse financière et de la pression des
constructeurs automobiles étatsuniens et européens voulant protéger leur
position face à leurs concurrents asiatiques. Mais c’est également
l’expression d’une considérable prudence politique à la fois domestique
et internationale. L’appareil stalinien-capitaliste et l’élite sociale
chinoise ont partagé cette préoccupation et ont financé d’importants
investissements d’inspiration keynésienne. La Chine est très dépendante
des exportations et ses élites craignent vraiment le prolétariat.
Les
mesures politiques adoptées en 2008-2009 pour contenir la crise
permettent d’expliquer la persistance et la croissance ultérieure d’une
masse de capital fictif sous la forme de créances sur la valeur et la
plus-value engagées dans d’innombrables opérations spéculatives alors
que la situation mondiale de suraccumulation et de surproduction n’a pas
été résolue dans de très nombreuses industries. Le recours continuel
des gouvernements du G7 et des banques centrales à l’injection dans
leurs économies d’énormes quantités d’argent nouveau (« assouplissement
quantitatif ») signifie que d’énormes quantités nominales de capital
fictif errent sur les marchés financiers mondiaux les rendant
extrêmement instables.
Convergence des crises et situation de la classe ouvrière
La
durée de la crise mondiale ainsi que l’absence au sein de la
bourgeoisie d’un horizon économique qui ne se limite pas à de courtes
reprises cycliques, annoncent la convergence et, finalement, la fusion
des effets économiques et sociaux d’une crise économique prolongée avec
les effets, de dimensions prodigieuses, du changement climatique.
Le
premier avertissement sur les dangers du changement climatique remonte à
la fin des années 1980. Il a conduit à la mise en place par les Nations
unies du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
(GIEC). Le réchauffement climatique a été mesuré de plus en plus
précisément et ses conséquences ont été documentées dans les rapports
successifs du GIEC (1990, 1995, 2001, 2007 et 2014). Ils n’ont pas été
pris en compte. Le « scepticisme » sur le changement climatique, financé
par les lobbies du pétrole, a cédé la place à sa reconnaissance
formelle et rhétorique par les gouvernements. Il y a cinq ans, The Economist a publié une synthèse bien informée annonçant que « le combat pour limiter le réchauffement climatique à un niveau tolérable est terminé » (2).
Les quatre grandes conférences internationales qui ont eu lieu depuis
ont été essentiellement des opérations de communication coûteuses et
cyniques visant à tromper les ignorants. La convergence et finalement la
fusion des crises économique et environnementale soulèvent
simultanément deux questions liées : l’avenir du capitalisme et les
perspectives de dizaines de millions de personnes dans certaines régions
du monde, ainsi que partout l’avenir de l’existence de la société
civilisée.
À la suite de l’intégration de la Chine,
le commentaire méthodologique essentiel de Trotski est devenu évident
même en ce qui concerne les États-Unis : « une puissante réalité
indépendante créée par la division internationale du travail et par le
marché mondial (…) domine tous les marchés nationaux » (3). La
libéralisation et la mondialisation ont également encouragé « les forces
aveugles de la concurrence » d’une brutalité inconnue auparavant, et
certainement durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre
mondiale. Pour les bourgeoisies nationales, la perte de la marge de
contrôle de la politique économique qu’elles possédaient tant que les
économies nationales avaient un certain degré d’autonomie est une des
composantes de leur crise politique, à laquelle toutes sont confrontées.
Cela pousse les principales puissances à compenser leur situation
nouvelle ou aggravée, mais en tout cas non souhaitée, de dépendance
économique, par une activité politique et militaire dans leur sphère
d’influence. Le malaise face à la mondialisation, exprimé politiquement
par le néoconservatisme étatsunien, aide à comprendre que l’invasion de
l’Irak n’était pas seulement une lutte pour le contrôle du pétrole. La
politique de la Russie en Syrie est de la même nature. Derrière la crise
de l’Union européenne se trouve également l’idée que les gouvernements
peuvent reprendre le contrôle de certains paramètres politiques et
économiques.
Pour
la classe ouvrière, les conséquences de la libéralisation et de la
mondialisation du capital sont encore plus graves. L’expérience
historique accumulée par les travailleurs a été quasi exclusivement
celle de la lutte contre le capital dans le cadre des frontières
nationales. Les organisations de la classe ouvrière, les syndicats et
les partis politiques ont réussi à « centraliser les nombreuses
luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte
nationale, en une lutte de classes ». (4) Mais comme Marx et Engels poursuivaient, cette lutte « est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux »,
cette concurrence créée par les capitalistes sur le marché du travail.
Aujourd’hui les capitalistes peuvent monter les uns contre les autres
les travailleurs des différents pays et continents. La plus grande
réussite du Capital au cours des 40 dernières années a été la création
d’une « force de travail mondiale » à travers la libéralisation de la
finance, du commerce et de l’investissement direct ainsi que de
l’incorporation de la Chine et de l’Inde dans le marché mondial. Cela
est souvent nommé « le doublement de la main-d’œuvre mondiale » (5),
c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Marx, de la potentielle armée
de réserve industrielle mondiale. Son existence crée les conditions
pour l’augmentation du taux d’exploitation et pour la configuration de
l’armée de réserve industrielle dans chaque économie nationale. Les
technologies d’information et de communication ont conduit à une
fragmentation croissante des processus de travail, avec maintenant
l’entrée dans l’ère de la robotique.
La défaillance de l’accumulation du capital
Un
mode de production est simultanément une forme spécifique
d’organisation des rapports sociaux de production, avec des rapports de
distribution correspondants, et un mode de domination sociale organisé
institutionnellement et politiquement. Lorsqu’un mode de production
commence à vaciller et à gripper à travers ses rapports de production,
et que la reproduction élargie ralentit fortement, l’expérience
historique indique que les composantes dominantes de la classe dominante
auront comme horizon et comme but unique la préservation de leurs
privilèges et de leur pouvoir sur la base d’institutions existantes.
Elles rejetteront tout appel à la réforme, même s’il vient de leurs
propres rangs. Ce fut le cas de la cour de la monarchie absolue en
France avec un ministre comme Turgot, ou à la cour de la Russie
tsariste. Ce fut encore le cas lorsque les rapports de production
hybrides sui generis se sont grippés en Union soviétique. La
bourgeoisie est aujourd’hui dans cette même situation, et elle n’a pas
de Roosevelt dans ses rangs. Les expressions de sa crise incluent
l’extension et la profondeur de la corruption, un très bas niveau de
débat politique, le cynisme des grandes entreprises et la paralysie des
gouvernements devant le changement climatique. La Conférence de Davos de
2016 a fait le choix de se concentrer sur la crise des banques
européennes et sur des thèmes similaires au lieu de débattre du rapport
qui lançait l’alerte en termes diplomatiques :
« L’inquiétude
grandit au sujet des effets de la désintermédiation numérique, de la
robotique avancée et de l’économie collaborative sur la croissance de la
productivité, la création d’emplois et le pouvoir d’achat. Il est clair
que la génération du millénaire va expérimenter au cours de la
prochaine décennie le plus grand changement technologique des 50
dernières années, ne laissant aucun aspect de la société mondiale sans
perturbations. Les grandes avancées scientifiques et technologiques – de
l’intelligence artificielle à la médecine de précision – sont vouées à
transformer notre identité humaine. » (6)
Un
élément majeur de la situation c’est l’absence des conditions exogènes
pour la reprise de l’accumulation à long terme, précédemment
disponibles. Une reprise des « ondes longues » – dans la signification
que Trotski leur donnait, reconnue d’une manière compliquée par Mandel –
est déterminée par des facteurs exogènes : guerres mondiales, expansion
massive des marchés du fait de l’expansion territoriale (« la
frontière » dans l’histoire des États-Unis) ou la création de nouvelles
industries à la suite des progrès technologiques majeurs. Les conditions
politiques pour une guerre mondiale (une préparation idéologique du
type de celle réalisée par le nazisme après 1933) n’existent pas
actuellement. Ainsi pour la bourgeoisie la question est de découvrir un
facteur capable de tirer à nouveau l’accumulation durant plusieurs
décennies. Depuis que la Chine a été incorporée dans le marché mondial,
il n’y a plus de « frontière ». La seule possibilité, ce sont donc les
nouvelles technologies. Impliquant des investissements importants et la
création d’emplois, elles seules sont en mesure d’entraîner une nouvelle
onde longue d’accumulation, associée avec l’expansion sur des nouveaux
marchés.
Le rôle des technologies de l’information
et de la communication dans la reconfiguration radicale de
l’organisation du travail et de la vie quotidienne est incontestable. La
grande question est de savoir si leurs effets sur l’investissement et
l’emploi peuvent provoquer une nouvelle onde longue d’accumulation. Leur
énorme impact sur la réduction de la main-d’œuvre, couplé avec leur
effet sur l’accroissement du capital constant investi, suggèrent le
contraire, notamment si une « quatrième révolution industrielle »,
autrement dit un saut qualitatif immense par rapport aux technologies
apparues au cours de la « troisième révolution industrielle » comme
l’appellent les théoriciens néo-schumpeteriens, est en perspective.
L’opinion dominante parmi les économistes et sociologues étatsuniens est
que les facteurs qui impulsaient la croissance économique durant la
majeure partie de l’histoire nord-américaine ont été pour une large part
dépensés. Ils parlent d’un « plateau technologique » et « d’objectifs
faciles à atteindre » qui avaient permis une croissance rapide, comme la
mise en culture des terres précédemment en friche ou les avancées
technologiques fondamentales dans le transport, l’électricité, la
communication de masse, la réfrigération, l’assainissement et finalement
l’enseignement massif. Ce que les technologies de l’information et de
la communication offrent au capital sous la forme de données de masse,
c’est une capacité sans précédent de contrôle politique et social. Elles
n’offrent aucune solution pour le chômage de masse (7) et
l’augmentation de la composition organique du capital.
Une réflexion précoce sur l’avenir du capitalisme
Dans son introduction à l’édition anglaise Penguin du livre III du Capital,
Mandel a développé en 1981 une série d’élaborations théoriques sur le
« destin du capitalisme » (8). Contrairement à Sweezy, Mandel discutait
la théorie de Grossman sur l’effondrement du capitalisme d’une manière
respectueuse et sérieuse. Cela l’a conduit à analyser les conséquences
de ce qu’il appelait alors le « robotisme ». Les nouvelles technologies
étaient dans leur petite enfance lorsque cela a été écrit, mais pour
Mandel elles avaient déjà potentiellement des conséquences prodigieuses.
Compte tenu des prévisions mentionnées précédemment, il est important
de le lire et de le discuter :
« L’extension de
l’automatisation au-delà d’une certaine limite mène, inévitablement,
d’abord à une réduction du volume total de la valeur produite, puis à
une réduction du volume de la survaleur réalisée. Cela suscite une
“crise d’effondrement” combinée de manière quadruple : une énorme crise
de déclin du taux de profit ; une grave crise de réalisation
(l’augmentation de la productivité du travail qu’implique le robotisme
étend la masse des valeurs d’usage produites à un rythme encore plus
élevé que celui de la réduction des salaires réels et une proportion
croissante de ces valeurs d’usage devient invendable) ; une profonde
crise sociale ; et une dramatique crise de “reconversion” [en d’autres termes, de la capacité du capitalisme de s’adapter]
par la dévalorisation – les formes spécifiques de la destruction du
capital menaçant non seulement la survie de la civilisation humaine,
mais même la survie de l’humanité ou de la vie sur notre planète. » (9)
Et un peu plus loin, voulant être bien compris, Mandel écrivait :
« Il
est évident qu’une telle tendance à la modernisation du travail dans
les secteurs productifs avec un très haut développement technologique
doit, nécessairement, être accompagnée par sa propre négation : une
augmentation du chômage de masse et des secteurs marginalisés de la
population, du nombre de ceux qui “abandonnent” et de tous ceux que le
développement “final“ de la technologie capitaliste expulse du processus
de production. Cela signifie que les défis croissants des rapports de
production capitalistes à l’intérieur de l’usine sont accompagnés par
des défis croissants de toutes les relations bourgeoises fondamentales
et des valeurs de la société dans son ensemble, ce qui constitue
également un élément important, et périodiquement explosif, de la
tendance du capitalisme à l’effondrement final. »
Puis, il ajoute :
« Un
tel effondrement n’est pas nécessairement favorable à une forme
supérieure d’organisation sociale ou de civilisation. Précisément en
fonction de la dégénérescence propre du capitalisme, les phénomènes de
décadence culturelle, de régression dans les domaines de l’idéologie et
du respect des droits de l’homme se multiplient en accompagnant la
succession ininterrompue des crises multiformes avec lesquelles cette
dégénérescence nous fera face (nous fait déjà face). La barbarie, en
tant qu’un résultat possible de l’effondrement du système, est une
perspective beaucoup plus concrète et précise aujourd’hui qu’elle ne l’a
été dans les années 1920 ou 1930. Même les horreurs d’Auschwitz et de
Hiroshima apparaîtront minimes par rapport aux horreurs que l’humanité
devra affronter dans la décrépitude continue du système. Dans ces
circonstances, la lutte pour une issue socialiste prend la signification
d’une lutte pour la survie de la civilisation humaine et du genre
humain. » (10)
Mandel modérait sa perspective véritablement catastrophique avec ce message d’espoir adapté de la problématique du Programme de transition :
« Le
prolétariat, comme Marx l’a montré, unit tous les prérequis pour
conduire cette lutte avec succès ; aujourd’hui cela reste plus vrai que
jamais. Et il a au moins le potentiel pour acquérir également les
prérequis subjectifs pour une victoire du socialisme mondial. La
réalisation de ce potentiel dépendra, en dernière analyse, des efforts
conscients des marxistes révolutionnaires, s’intégrant aux luttes
spontanées périodiques du prolétariat pour réorganiser la société selon
les principes socialistes et le conduisant vers des objectifs précis :
la conquête du pouvoir d’État et la révolution sociale radicale. Je ne
vois pas plus de raisons pour être plus pessimiste aujourd’hui sur le
résultat de cette entreprise que Marx ne l’était lorsqu’il écrivait le
Capital… » (11)
Que la révolution sociale
radicale soit la solution est aujourd’hui plus vrai que jamais, mais la
menace de la crise écologique, telle que Marx ne pouvait pas la prévoir,
tout comme l’héritage politique du XXe siècle, ne conduisent
pas à être aussi optimiste que Mandel voulait l’être en 1981. Dans la
tradition révolutionnaire à laquelle j’ai adhéré, le socialisme était
une « nécessité » dans deux sens du terme : nécessité, parce que seule
réponse décisive et durable non seulement à la situation de la classe
ouvrière et des opprimés mais aussi à la réalisation des besoins
humains ; et nécessité, en tant que résultat du développement
capitaliste. La bourgeoisie n’allait pas quitter la scène sans combattre
et sans processus contre-révolutionnaires, comme l’apparition du
stalinisme et celle du maoïsme l’avaient montré, mais « l’histoire était
avec nous ». Les marxistes révolutionnaires étaient « l’expression
consciente » des processus économiques et sociaux fondamentaux. Cette
vision du monde était enracinée dans une lecture de nombreux passages
dans Marx et dans celle des marxistes révolutionnaires ultérieurs
majeurs, qui semblaient la soutenir, en particulier Lénine et, dans le
cas de Trotski, dans une lecture unilatérale des deux premières sections
du Programme de transition, avec très peu de discussions sur ses
textes exprimant ses préoccupations enracinées dans les événements des
années 1930 mais contenant des réflexions plus générales, comme dans ses
écrits sur le fascisme et le nazisme. Rosa Luxemburg était considérée
comme suspecte non seulement à cause de ses avertissements concernant le
possible cours de la révolution d’Octobre, mais aussi à cause de
l’angoisse de son cri « socialisme ou barbarie ». Le fait que, au cours
de ses dernières années, cette angoisse était aussi partagée par Trotski
n’a jamais été discuté.
Les processus politiques de
la fin des années 1980 et du début de la décennie 1990 et leurs
implications mondiales (en particulier l’absence d’une révolution
politique en URSS) ainsi que les scissions organisationnelles exemptes
de perspectives m’ont rendu de plus en plus réceptif à la pensée des
philosophes d’Europe centrale. Le premier était Mészáros avec la
proposition suivante dans son livre de 1995 :
« Chaque
système de reproduction sociale métabolique a ses limites intrinsèques
ou absolues qui ne peuvent être dépassées sans changer le mode de
contrôle en un mode qualitativement différent. Quand de telles limites
sont atteintes au cours du développement historique, il devient
obligatoire de transformer les paramètres structurels du système qui
circonscrivent normalement l’ensemble des marges des pratiques
reproductives possibles dans de telles circonstances. » (12)
Il affirme ensuite, concernant le capitalisme :
« la
marge pour déplacer les contradictions du système devient toujours plus
étroite et ses prétentions au statut immuable de la causa sui [cause
de soi] clairement absurdes, nonobstant le pouvoir destructeur
inimaginable des ses personnifications. Car en exerçant ce pouvoir, le
capital peut détruire l’humanité en général – comme en effet il semble
être résolu à le faire (et avec, certainement, son propre système de
contrôle) – mais il ne peut pas détruire de manière sélective son
antagoniste historique » [la classe ouvrière]. (13)
Un
autre auteur m’a encouragé à explorer la notion des limites absolues de
la production capitaliste, le philosophe allemand Robert Kurz. Comme
Mandel, dans une lecture de Marx qui a soulevé beaucoup de
controverses (14), il souligne les effets de l’économie de main-d’œuvre
et de l’amélioration de la productivité avec les technologies de
l’information et de la communication, leurs conséquences dans
l’exacerbation des contradictions de la production capitaliste. Il
explique que le capitalisme a développé ses contradictions internes au
point que :
« Nous sommes désormais confrontés à
la tâche de reformuler la critique des formes capitalistes et à celle
de leur abolition étant donné le niveau de contradiction qu’elles ont
atteint. C’est simplement la situation historique dans laquelle nous
nous trouvons, et il serait vain de pleurer sur les batailles perdues du
passé. Si le capitalisme se heurte objectivement à des limites
historiques absolues, il n’en reste pas moins vrai que, faute d’une
conscience critique suffisante, l’émancipation peut échouer aujourd’hui
aussi. Le résultat serait alors non pas un nouveau printemps de
l’accumulation, mais, comme l’a dit Marx, la chute de tous dans la
barbarie. » (15)
La nouvelle et plus redoutable « barrière immanente » du capitalisme, et ses implications
En
l’absence de facteurs capables de lancer une nouvelle phase
d’accumulation durable, la perspective est celle d’une situation où les
conséquences politiques et sociales d’une faible croissance et de
l’instabilité financière endémique, avec le chaos politique qu’elles
multiplient aujourd’hui dans certaines régions et, potentiellement, dans
d’autres, convergent avec l’impact social et politique du changement
climatique. La notion de barbarie, associée aux deux Guerres mondiales
et à l’Holocauste – et plus récemment aux génocides contemporains –
s’appliquera alors à ces conséquences. Le lien entre la question
écologique et l’effondrement de notre société dans une barbarie sans
précédent doit encore être attribué à Mészáros :
« Dans
une certaine mesure, Marx était déjà conscient du “problème
écologique”, c’est-à-dire des problèmes de l’écologie sous la domination
du capital et des dangers implicites que cela provoque pour la survie
humaine. En fait, il était le premier à le conceptualiser. Il a parlé de
la pollution et a insisté que la logique du capital – qui doit
poursuivre le profit, conformément à l’auto-expansion et à
l’accumulation – ne peut prendre en considération les valeurs humaines
ni même la survie de l’humanité (…). Ce que vous ne pouvez pas trouver
chez Marx, évidemment, c’est une explication de la gravité extrême de la
situation à laquelle nous faisons face. Pour nous, la survie de
l’humanité est une question urgente. » (16)
La
menace pour la survie de l’humanité signifie, bien sûr, une menace pour
la civilisation que nous connaissons jusqu’à présent. Les humains
survivront, mais si le capitalisme n’est pas renversé, ils vivront au
niveau mondial dans une société du type de celle décrite par Jack London
dans son grand roman dystopique (contre-utopique), le Talon de fer.
Tant que le changement révolutionnaire n’a pas eu lieu, nous sommes
pris au piège des relations et des contradictions spécifiques du mode de
production capitaliste. Un mode de production caractérisé par « le mouvement incessant du gain toujours renouvelé, cette tendance absolue à l’enrichissement » (17)
ne peut tenir compte d’un message qui exige la fin de la croissance
(comme elle est comprise traditionnellement) et une utilisation négociée
et planifiée des ressources restantes.
L’accumulation
du capital a pris la forme du développement d’industries spécifiques.
La crise mondiale combinée – économique et écologique – du capitalisme
est simultanément une crise des rapports sociaux de production et d’un
mode de production matérielle, de la consommation, de l’emploi de
l’énergie et des matières –autrement dit, encore une fois, celle de
toute la base matérielle ayant permis l’accumulation, notamment au cours
des 60 dernières années – ainsi que des industries associées :
l’énergie, l’automobile, les infrastructures routières et la
construction en particulier. La prolongation de ce mode sous le
capitalisme implique des formes toujours plus destructives d’extraction,
du forage pétrolier (par exemple, des puits très profonds perforant
d’épaisses couches de sel dans l’Arctique), de la production agricole
(utilisation très intensive de produits chimiques et expansion des
terrains cultivés par déboisement) et des ressources océaniques. Cela
représente « l’effort du capital pour inverser le ralentissement de
la productivité grâce à une série de batailles désespérées pour les
dernières miettes des derniers vestiges de la nature pas chère » (18). L’agent de cette destruction c’est la figure contemporaine du « capitaliste, ou, si l’on veut, [du] capital personnifié, doué de conscience et de volonté » (19), à savoir les grandes entreprises industrielles et minières et ceux qui les possèdent et les contrôlent (20).
Il
est clair maintenant que le réchauffement climatique et l’épuisement
écologique sont devenus une « barrière immanente » du capital et non,
comme on le lit encore dans les premières analyses des chercheurs
américains, une barrière extérieure. Dans son livre, que j’ai reçu alors
que je terminais ce texte, Moore écrit que « les limites de la
croissance auxquelles le capital fait face sont bien réelles : ce sont
des “limites” coproduites par le capitalisme. La limite écologique
mondiale du capital, c’est le capital lui-même. » (21) Cette
coproduction date de la période du capital marchand et au cours de la
période la plus récente elle a été structurée par la mondialisation et
la financiarisation. Il s’agit d’une barrière qui ne peut pas être
temporairement résolue, comme c’est exposé dans le livre III du Capital, par « la dépréciation périodique du capital existant » ou surmontée « par des moyens qui font réapparaître les limites et les renforcent » (22).
La barrière est là pour rester. Foster a pris la notion de la limite ou
de la barrière absolue du capital et l’a développée en relation avec
l’environnement, ajoutant des commentaires détaillés aux textes
pertinents de Marx. Il voit « le précipice écologique qui approche » (23)
de plus en plus près. L’épuisement des ressources est irréversible ou
seulement réversible en un temps qui pourrait durer des siècles. La
vitesse du réchauffement climatique est hors de contrôle, du moins pour
l’instant, du fait de la profondeur de l’imbrication du régime d’énergie
carbonique intensive avec les modes de production et de vie forgés par
le capitalisme. Dans le « meilleur scénario » (celui sans processus de
rétroaction qualitative) la question est celle de « l’adaptation »
déterminée par les divisions entre les classes et entre pays riches et
pays pauvres, qui définiront qui seront les principales victimes.
Comme
Mandel l’a souligné, le fait que le capitalisme ait atteint ses limites
absolues ne signifie pas qu’il ouvre la voie à un nouveau mode de
production (25). Les élites et les gouvernements qu’elles contrôlent
sont plus que jamais attentifs à la préservation et à la reproduction de
l’ordre capitaliste. Son affaissement progressif allant de pair avec
les effets prévisibles et imprévisibles du changement climatique sera
accompagné par des guerres et par la régression idéologique et
culturelle – provoquée par la marchandisation et la financiarisation de
la vie quotidienne – qui prend la forme du fondamentalisme religieux et
du fanatisme des trois monothéismes. La mortalité provoquée par les
guerres locales, les maladies, ainsi que les conditions sanitaires et
nutritionnelles dues à la grande pauvreté, se compte en dizaines sinon
en centaines de millions de personnes (26). Les impacts du changement
climatique augmentent dans diverses parties du monde (le delta du Gange,
une grande partie de l’Afrique, les îles du Pacifique sud) et mettent
déjà en danger les conditions mêmes de la reproduction sociale des
opprimés (27). Ils résisteront nécessairement ou chercheront à survivre
du mieux qu’ils pourront. En résulteront des conflits violents autour
des ressources d’eau, des guerres civiles prolongées par l’intervention
étrangère dans les pays les plus pauvres, des énormes mouvements de
réfugiés provoqués par la guerre et le changement climatique (28). Ceux
qui dominent et oppriment l’ordre mondial y voient une menace pour leur
« sécurité nationale ». Dans un rapport récent, le Département de la
Défense des États-Unis écrit que le changement climatique mondial aura
des implications de grande envergure sur les intérêts de la sécurité
nationale du pays (29). Moore écrit que « le tournant vers la
financiarisation et l’approfondissement de la capitalisation dans la
sphère de la reproduction a été un puissant moyen pour retarder
l’inévitable recul. Cela a permis au capitalisme de survivre. Mais pour
combien de temps ? » (30) Et il y a d’autres questions, qui ne sont
pas très différentes : est-ce que « nous » pouvons nous débarrasser du
capitalisme, le renverser, afin d’établir « des relations de la société
humaine dans la nature » totalement différentes ? Et si nous ne pouvons
pas, la société civilisée va-t-elle survivre ?
Les
jeunes générations d’aujourd’hui et celles qui les suivront sont et
seront de plus en plus confrontées à des problèmes extrêmement
difficiles. Les grandes luttes dans quelques pays, mais aussi dans tous
les autres, les innombrables luttes auto-organisées au niveau local,
démontrent leur capacité d’y faire face. Du point de vue du combat pour
l’émancipation sociale, leurs seules perspectives peuvent être résumées
par le mot formulé par Marx au cours de sa dernière conversation que
nous connaissons, un entretien avec un jeune journaliste américain :
« la lutte ».
« Et
ce fut comme si son esprit s’était retourné un instant pendant qu’il
considérait la mer mugissante devant nous et la multitude qui s’agitait
sur la plage. “Qu’y a-t-il ?” avais-je demandé, à quoi il répondit sur
un ton profond et solennel : “la lutte !” Tout d’abord, il m’a semblé
que j’entendais l’écho du désespoir ; mais, peut-être, était-ce la loi
de la vie. » (31)
Les soulèvements dans diverses
régions du monde de même que les innombrables luttes locales, aussi
importantes et dont bon nombre sont à la fois économiques et
écologiques, prouvent que ceci est compris. L’immense défi est de
centraliser cette énergie révolutionnaire latente à travers le monde
sous des formes politiques qui ne répètent pas celles du siècle dernier
et leurs résultats, et donc de créer une force qui pourrait concevoir et
établir les conditions de l’émancipation humaine, et serait également
en mesure d’arrêter le désastre écologique actuel. ■
* François Chesnais
a été professeur associé à l’université Paris 13. Économiste et
militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France), il fait partie
du Conseil scientifique d’ATTAC. Il a publié notamment la Mondialisation du capital (Syros 1994 et 1997), la Mondialisation financière : genèse, coûts et enjeux (Collectif, sous sa direction, Syros, 1996), la Finance mondialisée : racines sociales et politiques, configuration, conséquences (Collectif, sous sa direction, La Découverte, 2004), Les dettes illégitimes – Quand les banques font main basse sur les politiques publiques. (Raisons d’Agir, 2011), Finance Capital Today
(Brill, Leiden 2016). Cet article, qui reprend les conclusions de son
dernier livre, a été écrit en anglais et a été publié en espagnol par la
revue argentine Herramienta n° 58 :
http://www.herramienta.com.ar/revista-herramienta-n-58/el-curso-actual-del-capitalismo-y-las-perspectivas-para-la-sociedad-humana-
(Traduit de l’anglais par JM).