lundi 17 avril 2023

CGT : à propos du mouvement en cours et du 53ème congrès


 Dans cet interview publié par la revue Contretemps, Tony Fraquelli (syndicaliste CGT à la fédération des cheminots) revient :

I. Sur le mouvement social contre la réforme des retraites, la question de la grève reconductible qui s'est posée et le décalage entre les aspirations émanant des remontées de terrain et les décisions de la fédération. Est discutée aussi la notion de syndicalisme de masse.

II. Sur les oppositions qui sont apparues durant le congrès, autour notamment du texte "Plus jamais ça" dont la signature de la CGT n'a jamais été discutée en interne, traduisant un manque de démocratie fortement critiqué.

III. Sur les revendications concernant le travail et les prises de position de Martinez contradictoires, permises par un fonctionnement de la CGT avec des technocrates (salariés de l'organisation) qui ont un poids parallèlement aux militants élus, et l'absence de tuilage.

IV. Sur le rejet (limite) de l'adhésion au regroupement international FSM et sur les espoirs et aspirations de la nouvelle direction (avec Sophie Binet comme secrétaire générale).

I. Bilan du mouvement : la question de la grève reconductible

Contretemps – Commençons par discuter du mouvement social en cours contre la réforme des retraites : comment l’as-tu vécu, du point de vue de la fédération des cheminots, et en lien avec la préparation du congrès ? D’un côté, il a été beaucoup question de généralisation et de reconduction de la grève, mais à la SNCF cela n’a pas pris, semble-t-il, en tout cas la grève n’était pas aussi forte qu’en 2019-2020. D’un autre côté, ces dernières semaines et aussi pendant les débats à Clermont-Ferrand, on a eu l’impression d’une mise en scène de l’antagonisme, trop simple sans doute mais qui a joué un rôle de cristallisation important, entre la ligne légitimiste des partisans de l’unité de l’intersyndicale et la ligne oppositionnelle des partisans de la généralisation de la grève reconductible.

Tony Fraquelli – Dès le début du mouvement, ce qui est remonté partout, aussi bien d’un point de vue fédéral que de nos assemblées générales et de nos assemblées de syndiqué.e.s, c’est que les cheminot.e.s, on en serait, mais on ne voulait pas être la locomotive. D’un côté, donc, il y avait encore dans les têtes et dans les portefeuilles, l’expérience du mouvement de 2019-2020, où on avait fait 56 jours de grève, 56 jours retirés des bulletins de salaire, quand même… D’un autre côté, la fédération a déclaré assez rapidement qu’il fallait passer à la reconduction, qu’il ne fallait pas laisser faire un probable 49.3, et en même temps il y avait clairement l’idée qu’il faudrait tenir dans le temps… Au niveau interfédéral, ce qui a été décidé, c’est une sorte de grève perlée comme en 2019 et 2020, mais sans calendrier à l’avance, avec l’idée qu’on se réunirait chaque semaine pour appeler à des journées d’action, de mobilisation, la semaine suivante.

Il faut ajouter que la CFDT a très clairement précisé que, de leur côté, ils donneraient la priorité à la stratégie confédérale, en suivant les dates annoncées par les communiqués de l’intersyndicale. Cela étant, dès le mois de février, on a appelé à deux journées d’action alors qu’il n’y avait qu’une journée à l’appel des confédérations. Et on s’est aperçu que c’était très fort la première journée, une grève majoritaire chez les cheminot.e.s, mais que le lendemain, malgré l’appel interfédéral, la grève était devenue minoritaire. Normalement, on aurait dû prendre cela en compte. Et pourtant, la fédération CGT des cheminots a réussi à convaincre les autres fédérations syndicales de passer en grève reconductible à partir du 7 mars. Cela a été décidé en Commission Exécutive fédérale, je ne sais pas trop comment… mais cela ne correspondait pas à ce qui nous remontait du terrain.

C’est pour cela que c’est un conflit que j’ai mal vécu. J’en ai vécu pas mal des conflits, des défaites aussi bien sûr, et globalement, dans la grève, ça se passe toujours bien. Mais cette fois-ci, j’avais l’impression qu’on ne prenait pas en compte la réalité, et qu’il n’y avait qu’une seule chose envisageable : la grève reconductible. Je pense que les autres syndicats de l’interfédérale ont accepté la reconductible, malgré les retours du terrain, pour ne pas se faire marginaliser, se faire montrer du doigt, au cas où la grève reconductible aurait pris. Donc nous sommes partis en reconductible le 7 mars, et, le premier jour, la grève a de nouveau été majoritaire. Il était cohérent et évident pour tout le monde d’appeler aussi au 8 mars, journée de mobilisation féministe. Mais le 9 mars, on était déjà à un taux de gréviste au ras des pâquerettes, et le 10 mars, on s’est retrouvé avec un pourcentage très faible.

A ce moment-là, on aurait dû dire au moins « on regarde lundi où on en est, mais si ça ne part pas lundi, on arrête. ». Et on aurait dû tirer le bilan : les grévistes s’étaient calés sur la démarche confédérale, pour une raison très simple, c’est ce que disaient les camarades depuis des mois : ils ne voulaient pas être la locomotive de ce mouvement. Mais ce n’est pas la ligne qui a été tenue, la fédération a maintenu le mot d’ordre de la grève reconductible en disant « de toute façon, maintenant qu’on est engagés là-dedans, on peut pas se permettre de dire que c’est fini – sinon, le mouvement, à l’échelle plus large du pays, s’effondre ». Et c’est là que se fait le rapport avec le niveau confédéral : je n’arrive pas à déconnecter cette prise de position de la préparation du congrès de Clermont-Ferrand. D’ailleurs, c’est quand même curieux, mais le mot d’ordre de la grève reconductible chez les cheminots a été maintenu jusqu’à l’ouverture du congrès… Je pense que ça a été une façon de gagner des points, en tout cas de tenter de gagner des points au sein du congrès confédéral.

Contretemps – Avant de revenir aux enjeux du congrès, je voudrais te poser deux questions. D’abord pour expliquer la difficulté de reconduire la grève, est-ce qu’il n’y a pas d’autres facteurs que celui, évidemment décisif, de la perte de salaire qui ont joué ? Je pense par exemple aux difficultés pour organiser des AG, plusieurs camarades et collègues l’ont remarqué[1], il y a un grand niveau de combativité et de détermination mais un assez faible niveau d’auto-organisation dans l’ensemble de ce mouvement.

Tony Fraquelli – Il y a plusieurs facteurs explicatifs bien sûr, mais je vais insister sur l’un d’entre eux, qui concerne la réduction du droit de grève. Je prends l’exemple du site d’Austerlitz : sur un périmètre qui couvre entre 1 000 et 2 000 cheminots, on faisait encore, au début des années 2010, des assemblées générales de plus de 100, et au début des années 2000, de plus de 200 cheminots. C’était des assemblées générales par service à l’époque, pas forcément des assemblées générales communes, parce que, comme pour beaucoup de monde, c’était plus simple de le faire par métier. Mais on faisait venir beaucoup de monde à l’Assemblée générale. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ? Il y a des choses qui se disent d’un point de vue informel mais ne sont jamais discutées d’un point de vue politique, comme l’affaire du système des déclarations d’intention[2]. C’est une vraie réduction du droit de grève, et il faut se rappeler de ce discours de Sarkozy : « Maintenant, quand on fait grève, ça ne se voit plus ». Ce n’est pas vrai, bien sûr, mais cela a eu tout de même des conséquences directes : pour faire grève, un cheminot doit se déclarer 48h à l’avance. Au départ, cela ne concernant que les agents de conduite et ça s’est élargi à pratiquement toutes les professions. Mais quand tu te déclares 48 heures à l’avance en grève, c’est que tu as les éléments pour te déclarer gréviste. C’est une démarche qui se fait seul, et c’est déjà un problème. Mais en plus, pourquoi se déplacer ensuite le jour de la grève pour aller discuter de décisions qui ont déjà été prises ? Cela a individualisé la démarche de la grève, attaqué la démarche collective de la grève. Et donc ces dernières années, sur le site d’Austerlitz, on a eu du mal à faire des assemblées générales avant d’aller en manifestation, on est rarement monté au-dessus de 50, 60 grévistes, et pendant ce conflit, c’était plutôt 15, 20, 30 dans le meilleur des cas.

Contretemps – Et j’en viens à ma deuxième question : cette poursuite dans l’appel à la reconductible par la fédération malgré les retours du terrain des cheminot.e.s dont tu as parlé, il me semble que c’était aussi cohérent avec les prises de position d’autres secteurs, notamment de l’énergie, non ?

Tony Fraquelli – Oui, c’était en lien avec d’autres secteurs « à la pointe », soi-disant, avec qui on a sorti des communiqués interfédéraux : Mines et Énergie, Ports et Docks, la FNIC (Fédération nationale des Industries chimiques). Ce qui m’inquiète, c’est que la façon dont cette lutte a été menée chez les cheminots va avoir des conséquences concrètes pour des années. Parce qu’on est en train de sortir, même dans la tête des plus jeunes camarades par exemple, d’un syndicalisme de classe et de masse, où on porte nos revendications jusqu’à la grève pour bloquer les moyens de production, pour faire aboutir nos revendications par des grèves de masse. Et on est passé à un syndicalisme de classe, où l’important c’est surtout d’afficher la grève, quitte à ce qu’on ait seulement une poignée de militants en grève qui font des coups d’éclat, pour bloquer et faire voir la grève. Ce qui est l’important, pour eux, c’est ce qu’on donne à voir.

C’est passé par exemple par l’envoi de délégations de quelques cheminots pour bloquer des incinérateurs, ou bloquer le périphérique. Je prends l’exemple d’une séquence que j’ai vu très concrètement ici, au départ de Montreuil (Seine-Saint-Denis). La fédération du commerce commande un bus, ils partent à 50 de la rue de Paris, vers la gare de Versailles où ils envahissent les voix sous la bannière des cheminots… Sur le retour, quelques-uns reviennent dans leurs bureaux, d’autres font un tour sur le périphérique où ils bloquent la circulation pendant un quart d’heure. Tout cela ne dure pas longtemps, ne mobilise pas beaucoup de monde, mais tout est passé sur Facebook et Twitter. Ce n’est pas cela notre syndicalisme de combat. Cette façon de faire va avoir des conséquences malheureusement, en terme de démobilisation, et de manière de construire les luttes au-delà des mouvements nationaux. Le risque, ce sont des discours et actions incantatoires, c’est un genre de syndicalisme qui convient tout à fait à la Fédérations Syndicale Mondiale (FSM)[3] d’ailleurs.

Contretemps – On va revenir à cette question du rapport entre différentes conceptions du syndicalisme et les questions internationales…

Tony Fraquelli – Oui, dans ce syndicalisme de classe mais pas de masse, ce qui compte c’est d’être radical, et les masses ce n’est pas grave ; de toute façon si elles ne sont pas avec nous, c’est qu’elles sont perdues. Donc on se trouve avec des grèves ultra-minoritaires. C’est lié aussi à la question des caisses de grève, il y a de ce point de vue des choses assez hallucinantes. C’est le cas d’un syndicat que je connais, et ne nommerai pas, qui ont fait des demandes de caisse de grève à InfoCom-CGT, et à la FI, et se sont retrouvées avec plusieurs dizaines de milliers d’euros pour seulement une poignée de militants en grève. C’est sûr qu’on peut tenir longtemps comme ça ! Mais on ne construit rien. Les grèves, cela devient des coups d’éclat, et ce système est financé par Info-Com notamment. On peut dire que c’est un syndicalisme mouvementiste soutenu par certains secteurs bureaucratiques. Et c’est cette démarche d’avant-garde éclairée qui a été la principale ligne d’opposition à Philippe Martinez au dernier Congrès

II. Le congrès de la CGT : le fond des divergences  

Contretemps – Venons-en, justement, à la question des raisons de l’opposition à Martinez au Congrès… Pour commencer, très simplement : comment expliques-tu cette opposition ?

Tony Fraquelli – Je commencerai par dire que, moi aussi, je suis critique du bilan de Philippe Martinez. J’ai été conseiller confédéral, et j’ai quitté la confédération sur des désaccords concernant cette ligne, pas au sens d’une opposition surplombante à un discours, mais au niveau des pratiques concrètes. Par exemple, Martinez pouvait défendre la question du travail, surtout à l’époque où on avait Fabien Gâche[4] dans les murs et qui lui soufflait à l’oreille. Par question du travail j’entends le travail réel, les questions de la santé, de la sécurité, de l’organisation et du sens du travail, de l’autonomie ouvrière et de la maîtrise collective des travailleurs et travailleuses sur leur activité. Mais dans l’appareil confédéral, dans le quotidien du fonctionnement syndical, P. Martinez fonctionnait totalement en opposition à ces principes sur le travail qui étaient défendus d’un point de vue théorique. Moi, j’étais justement[5] en charge des questions de travail, et au bout d’un moment, ce n’est pas possible d’accepter tout et n’importe quoi sur le sujet. Bref, je suis moi aussi critique sur la ligne Martinez. Mais ce qui a cristallisé les désaccords, et ce qui a construit (même si je ne suis pas sûr que ce soit vraiment construit, en fait) une ligne oppositionnelle, c’est ce qui s’est passé pendant la dernière mandature, pas l’avant dernière, c’est la question de la manière de mener les luttes.

Contretemps – Mais c’est aussi la question, qui est devenue très clivante, de la participation de la CGT au collectif « Plus jamais ça »...

Tony Fraquelli – A ce sujet, il faut d’abord rappeler que Martinez est très influencé par les gens qui l’entourent directement. A un moment, il n’y avait plus grand monde sur les questions du travail autour de lui et il y a eu cette initiative écologique avec « Plus jamais ça ». De mon côté, dans l’absolu, pour la grande majorité de ce qu’il peut y avoir dans ce projet ou programme, je suis en accord avec le contenu. Mais le problème n’est pas là : c’est que Martinez a fait ce qu’il savait faire, il a décidé seul, sans débat. Il n’a consulté personne, il n’a même pas travaillé avec les fédérations en pointe ou les plus concernées par ces sujets. Par exemple, sur la question écologique liée au transport ferroviaire, il faudrait travailler non seulement avec la fédération des cheminots, mais aussi avec les Unions départementales (UD), avec les Unions régionales, avec d’autres fédérations aussi, parce que la question des transports doit être posée de manière globale, en lien aussi avec les transports urbains, par exemple. C’est la même chose pour l’éducation, cela ne concerne pas seulement la Ferc (Fédération de l’Enseignement, de la Recherche et de la Culture), et pour la question nucléaire, cela ne peut pas regarder que la fédération des Mines et Énergies. Martinez n’a donc consulté personne, et pris des raccourcis, en pensant que les mentalités avaient évolué sur le nucléaire par exemple – mais cela a suscité une contestation très forte des premières fédérations concernées. La participation à « Plus jamais ça » a donc été contestée, à juste titre, avec l’argument que les décisions confédérales n’étaient pas prises avec son organisation, mais en solo avec d’autres à l’extérieur. Cet argument est revenu, durant le Congrès, même si ce n’était pas aussi explicite.

Contretemps – Je me rappelle que dès 2020, tu étais très critique sur le manque de démocratie de cette démarche…

Tony Fraquelli – J’en avais d’ailleurs discuté avec des camarades qui avaient travaillé à ce moment-là sur cette question, de la CGT mais aussi d’autres organisations, qui me disaient que c’était un progrès, une avancée politique. Et je leur disais : « non, en fait, c’est un recul ». C’était un recul politique pour une raison très simple : par rapport aux revendications avancées dans ce cadre, aussi bonnes soient-elles, étant donné la façon elles avaient été amenées, les biais antidémocratiques qu’il y a eu, je voyais bien que cela n’allait pas nous aider. Cela allait constituer une épine dans le pied parce qu’à chaque fois qu’on monterait au créneau sur cette question, on serait renvoyé à ces biais démocratiques et on ne pourrait plus intervenir là-dessus. C’est ce qui s’est passé. Et j’ai peur qu’on ait perdu avec cette histoire 10 ans, peut-être 15 ou 20 ans sur la question écologique…

 L’opposition à Martinez s’est ainsi cristallisée autour de cela.  Et celle qui en a été victime directe, c’est Marie Buisson. Elle a eu beau s’en défendre en disant « Moi, j’aurais fait autrement, ce n’est pas moi qui ai pris la décision de comment ça devait se construire, si j’avais été à la tête de la Confédération, j’aurais fait autrement », elle a été vue comme la cheville ouvrière de « Plus jamais ça » dans la CGT. Et cela a aussi été instrumentalisé contre elle. Elle a dû porter un bilan, peut-être même une conception du syndicalisme et du fonctionnement syndical, qui ne lui appartenait pas. Évidemment, ce qui est ironique, c’est que quand on regarde de près les fédérations qui ont mis le doigt sur ces problèmes, qui ont pointé de manque réel de démocratie interne, eh bien au sein même de leurs fédérations, c’est encore moins démocratique et plus pyramidal – pour le dire de manière gentille.

Contretemps – Pour continuer un peu la discussion autour de « Plus jamais ça », j’entends ces critiques sur le manque de débat, de concertation et de démocratie, et je les partage, mais est-ce qu’il n’y a pas tout de même une large opposition aussi sur le fond concernant le type d’écologie que devrait porter la CGT, ou même sur l’importance des enjeux écologiques pour la lutte des classes, en tout cas dans certaines fédérations et certains secteurs ?

Tony Fraquelli – Très certainement. Il faut dire qu’il y a aussi une conjoncture qui n’a pas aidé : au moment où « Plus jamais ça » est lancé, il y a eu aussi des évolutions sur le fond. Je pense qu’avec la conscience de l’accélération du réchauffement climatique, beaucoup de camarades qui étaient foncièrement anti-nucléaires se sont posés des questions, ont bougé. La question qu’on n’arrive pas à dépasser, c’est celle de l’emploi. C’est vraiment compliqué. Il faut voir que, tout de même, les plus grosses luttes, les plus grands drames aussi qui peuvent exister dans le monde du travail depuis quelques décennies, ce sont les fermetures d’usines, les fermetures de boîtes. C’est compliqué pour le nucléaire, mais aussi pour la fabrication du plastique par exemple – la fédération de la chimie ne monte pas au créneau à ce sujet, mais quand on discute individuellement avec des camarades, on voit bien qu’ils ont cela en tête : « l’écologie, il ne faut pas aller trop loin, sinon on va se mettre à avoir des restrictions sur le plastic, le pétrole, et cela va nuire à l’emploi dans notre secteur ». Ce sont des arguments qu’on n’arrive pas encore à dépasser, pour plein de raisons. Je pense que c’est à mettre en lien aussi avec notre incapacité à discuter du nouveau statut de travail salarié dans l’organisation depuis des années.

III. La question du travail : avancées et résistances

Contretemps – Comment interprètes-tu cette difficulté, à faire un travail de fond, à engager de vrais débats, sur les questions de la centralité du travail, de sa qualité, et de la santé au travail, de la contradiction entre emploi et écologie, et y compris à travers des revendications qui sont validées et contribuent à y répondre, mais ne sont pas vraiment portées par l’organisation ?

Tony Fraquelli – Concernant le travail, il y a eu un début de réflexion impulsé par Thierry Lepaon [secrétaire général de la CGT de mars 2013 à janvier 2015], en tout cas il a accepté d’ouvrir les vannes, et Martinez a continué pendant sa période d’intérim, puis lors de son premier mandat. Ensuite il y a eu un coup d’arrêt.

Contretemps – Oui, je l’ai perçu parce que je participais au groupe de syndicalistes et chercheurs « Travail émancipation », qui réfléchissait notamment sur les enjeux de formation, revendication et pratiques syndicales liées à la « démarche travail », et l’expérience a été assez brutalement arrêtée, sans véritables explications…

Tony Fraquelli – Pour ma part, j’étais conseiller confédéral dans le pôle « Travail santé » qui a ensuite été transformé en « Santé au travail », ce qui n’est pas la même chose. C’est à ce moment que je suis parti. Jérôme Vivenza, qui s’occupait également du travail, a quitté la confédération, il est retourné au boulot. Concernant la ligne Martinez, je pense que ce qui la caractérise, c’est qu’il n’y a pas de ligne. Il faut se rappeler qu’il est arrivé au poste de secrétaire général par intérim, et son premier objectif, c’était d’avoir une légitimité au 51éme congrès. A ce moment-là, il a compris qu’il y avait du boulot qui avait été fait sur la question du travail, une impulsion qui venait de ce côté. Certains camarades le lui ont soufflé à l’oreille… Il y a vu une opportunité, il s’est saisi de cette question de la démarche travail[6].

Cette démarche a été critiquée, notamment par les fédérations qui sont au contraire dans une démarche mouvementiste, d’avant-garde éclairée. De plus, ceux qui portent la démarche travail à ce moment-là sont en fait critiques par rapport à la démarche syndicale de Martinez, au fonctionnement de la confédération. Et puis Fabien Gâche partait à la retraite, il n’y avait plus grand monde dans son entourage pour porter cette question. Le secrétaire national a senti le vent tourner. Et comme son objectif, c’était surtout d’être reconduit dans son mandat au 52ème congrès, il a balayé les équipes chargées de l’élaboration sur ce sujet. Il s’est alors entouré d’autres personnes, et il a senti qu’il y avait peut-être quelque chose à faire sur la question écologique. C’était porteur, il y avait les manifestations des jeunes, Greta Thunberg… Il a donc pris une initiative sur la question écologique. Je pense que c’est de cette manière qu’il a raisonné.

Contretemps – A chaque fois, sur ces deux questions à mon avis cruciales pour l’avenir du syndicalisme, ce sont des occasions manquées d’organiser un vrai travail syndical de fond, au niveau de la base…

Tony Fraquelli – Tout à fait. Ce qui m’a également interpellé quand j’ai travaillé à la confédération, c’est qu’il n’y avait jamais de continuité, de « tuilage ». Jusqu’ici, en tout cas sous Bernard Thibault [secrétaire général de la CGT de 1999 à 2013], il me semble que cela fonctionnait ainsi : quand il y avait un camarade qui partait, il « tuilait » avec un autre, pour qu’il y ait transmission, continuité. Mais à chaque fois, Martinez, lui, a créé les conditions pour qu’il y ait une rupture. D’ailleurs, il faisait exactement la même chose dans sa fédération.

Contretemps – Pour gouverner seul ?

Tony Fraquelli – Exactement. C’est sur cette base là que je suis parti de la confédération. Il faut savoir qu’au sein de la Confédération, il y a deux structures parallèles. Il y a une structure dite politique, des membres de la Commission Exécutive confédérale (CE) qui sont élus et qui sont en responsabilité de plusieurs espaces et de divers thèmes. Mais en parallèle, il y a aussi une technocratie, en tout cas un appareil technique dont la plupart des membres sont salariés et pas forcément militants, en fait de moins en moins militants, ils sont recrutés sur la base de leur CV. Il y en a un certain nombre qui qui sortent de l’Université et sont aussitôt recrutés comme salariés avec un lien de subordination et ont des responsabilités dans l’organisation. Cette technocratie a été mise en place de manière très concrète. Ces derniers temps, j’ai l’impression que la confédération est un peu revenue en arrière : il y a eu quelques vrais militants, des syndicalistes, qui ont été recrutés dans l’appareil en tant que conseillers. Mais en tout cas, il y a eu ces dérives. Quand Martinez n’arrivait pas à faire passer des questions par les politiques de la CE, il passait directement par l’appareil technique pour imposer des choses aux politiques. Autrement dit, il décidait seul.        

 Pour revenir au 53ème congrès, il y a des choses que Martinez n’a pas bien maîtrisées à cause de ses erreurs antérieures, mais il y a aussi des choses qui ont été très bien orchestrées de son point de vue. Cela étant, il y a tout de même quelque chose qui pose question : Martinez n’était pas seul au bureau de la CGT, sa ligne y a été de fait majoritaire, et aussi dans la CE confédérale. Pourquoi celles et ceux qui n’étaient pas d’accord, y compris parmi les oppositionnels, n’en ont pas fait part à l’organisation avant la période de préparation du congrès ?

IV. L’enjeu de la direction confédérale et des alliances internationales     

Contretemps – Justement, venons-en au congrès en lui-même. Ce qui est ressorti dans le grand public, ce sont des questions de personnes, de profils, de rivalités et d’alliances, entre Philippe Martinez, Marie Buisson, Olivier Mateu, Céline Verzeletti. Mais on n’a pas tellement parlé du fond politique… De ce point de vue, comment caractériserais-tu l’opposition à Martinez dans ce congrès ?

Tony Fraquelli – Je pense qu’on peut dire que ce qui a caractérisé cette avant-garde éclairée, comme j’ai tendance à les appeler, c’est leur vision du syndicalisme et de la démocratie – au sens large dans la société, mais aussi au niveau syndical. On parle, par exemple de l’UD des Bouches-du-Rhône [dont Olivier Mateu est le secrétaire], de l’UD du Nord, de la fédération de la chimie, la fédération du commerce, et puis de quelques syndicats, y compris cheminots, par exemple les syndicats de Versailles, Trappes, etc. Ils ont une vision de la démocratie interne très autoritaire, dans laquelle ce qui compte est ce qu’on va donner à voir, et pour laquelle la fin justifie les moyens. Ce sont des camarades qui ne se sentent pas très éloignés, voire très proches du régime nord-coréen, de Bachar al Assad, qui pour certains dont je viens de parler, ont été soutenir des miliciens au Donbass il y a quelques années…

Contretemps – Cela pose la question du soutien à la FSM, qui a joué un rôle important, je crois, au sein de la ligne oppositionnelle à Martinez, autour des candidatures d’Olivier Mateu puis de Céline Verzeletti notamment…

Tony Fraquelli – D’un côté, il y a de vrais militants autour de la question de la FSM, c’est le cas de l’UD13 d’Olivier Mateu, et de quelques syndicats. Pendant le congrès, il y a une camarade iranienne qui est intervenue, qui est en exil, et qui a critiqué très directement la FSM. Son discours a été très applaudi d’ailleurs. Mais les camarades de la FSM, pour beaucoup d’entre eux, soit ont refusé de se lever pour l’applaudir, soit ne sont pas venus au débat au moment de son intervention. Mais pour la majorité, et même la fédération du commerce, par exemple, je pense que ce soutien est surtout une posture vis-à-vis de la ligne confédérale.

Contretemps – Même si tu dis que cela ne correspond pas forcément à une adhésion idéologique, qu’il y aussi une posture de radicalité, il y a eu un vote au sujet de la participation à la FSM, dont le résultat est assez inquiétant, non ? 

Tony Fraquelli – Oui, tout à fait, le vote a donné 27% pour la FSM et 73 % contre. La FSM apparaît à ce quart de l’organisation comme une opposition au capitalisme. Il faut savoir qu’il y avait 80% de primo-congressistes au congrès confédéral. Pour la plupart d’entre eux, évidemment, ce sont des militants aguerris, d’autres peuvent avoir des consignes de vote de leur fédération, et puis, pour d’autres, l’enjeu politique leur échappe. Il y a aussi une certaine confusion. Par exemple, la camarade qui intervient sur la FSM l’a fait une heure après l’intervention de la camarade iranienne, et elle a commencé par saluer l’intervention de la camarade iranienne qui avait quand même fait un tabac, et avait été très critique envers la FSM. Donc, pour ceux qui n’ont pas tout écouté, pas tout suivi, c’est difficile de faire la part des choses, elle pouvait apparaître comme soutenant la camarade iranienne. Et donc elle a présenté les choses ainsi : « Au 52ème congrès, voilà quelles ont été les décisions. On veut l’application de ces décisions concernant l’intervention sur la prise de contact avec la FSM ». Et là, elle a proposé un mandat, qui a été rejeté, sur l’adhésion à la FSM. La réponse de la tribune, de Benoît Martin[7], a été très bien. Mais c’était un congrès très tendu, et ce qui apparaissait venir de la tribune pouvait parfois être contesté pour cette raison même. Il y a eu clairement une partie des votes qui a été un vote de contestation.

Mais cela n’empêche pas que ce vote, plus d’un quart pour l’adhésion à la FSM, soit inquiétant. J’espère, et je fais assez confiance à Sophie Binet à ce sujet, qu’il y aura un vrai travail de fond sur cette question internationale mené pendant cette mandature. D’autant plus que le prochain congrès, le 54ème, aura une dimension internationale, comme un congrès sur deux. Donc la question va se poser. Et on a du boulot. Cependant, il y a des membres du nouveau bureau confédéral qui n’affichent pas leur adhésion idéologique, mais qui sont, il faut le vérifier mais c’est mon impression, tout à fait compatibles avec la  FSM.

Contretemps – Cela pose aussi la question, peu discutée en tant que telle il m’a semblé, lors du 53ème congrès, des rapports entre la CGT et les partis politiques, et plus largement avec le champ politique. D’ailleurs, en prenant la parole après son élection, notre nouvelle secrétaire générale a parlé d’écologie, de féminisme, de l’international, mais pas à proprement parler du rapport au politique, qui est certes un terrain miné. Pourtant, là encore au niveau de ce qui est ressorti pour les militant.e.s de gauche et pour le grand public, dans les médias, beaucoup de gens ont eu l’impression que Mélenchon soutenait Mateu, ou en tout cas l’opposition à Martinez, alors même qu’une partie de cette opposition est membre ou proche du PCF. Donc comment as-tu perçu, toi, l’enjeu du rapport au champ politique pendant ce congrès ?

Tony Fraquelli – C’est une question difficile, ce champ politique est tellement complexe… Prenons le NPA, disons avant la scission de décembre 2022, il s’y trouvait aussi des camarades à la CGT, au NPA et pro-FSM, alors même que c’est censé être une organisation trotskiste, ou avec une culture trotskiste. Cela pose question. Et pour ce qui est des camarades qui sont au PCF, cela va de camarades comme Jean-François Bolzinger, militant historique du PCF et dirigeant de l’UGICT (Union des Ingénieurs, Cadres et Techniciens, dont est issue Sophie Binet) qui est vue comme une organisation assez réformiste et, jusqu’à Olivier Mateu ou Benjamin Amar, qui sont vraiment pro-FSM. Et pour ce qui est de Mélenchon, et de la photo à laquelle tu as fait référence dans laquelle il semble proche de Mateu, je pense que ce n’était pas une prise de position, mais une forme de soutien amateur, opportuniste, lié à l’implantation électorale de Mélenchon à Marseille. Et bien sûr cela pouvait être aussi une manière de régler des comptes avec Martinez.

On a parlé de l’opposition à Marie Buisson, mais il faut savoir que ce qui a aussi été une épine dans le pied pour elle, c’est qu’elle a été perçue comme une ancienne de la LCR, proche aussi d’autres militants issus du trotskisme, et en même temps comme proche d’Ensemble !, que certains voient comme l’équivalent du Parti socialiste. Donc une partie des militants a raisonné ainsi : « Pas question qu’on laisse la main à ces gens-là, il nous faut une candidature PC ». Il n’y a pas eu une volonté organisée d’avoir une candidature PCF, en tout cas je n’ai pas d’éléments à ce sujet, mais cela a clairement fait partie des motifs de l’opposition à la candidature de Marie Buisson. Et puis une candidature PCF, mais de quelle tendance, celle de Bolzinger et Jean-Luc Mollens ou celle de Benjamin Amar ? Cette question du rapport à la démocratie traverse aussi les courants politiques. Mais si on arrive à les distinguer au sein de la CGT et du syndicalisme, cette question n’est jamais discutée dans les organisations politiques, alors que ces divergences existent, sont évidentes. Cela m’interpelle.

Contretemps – J’aurais pas mal de choses à dire sur cette question de la démocratie dans les partis politiques, à partir de mon expérience… Je m’en tiendrai à dire, comme militant de la CGT, qu’il y a clairement une culture démocratique qui existe dans notre syndicat, même si elle peut être contournée bien sûr, et qui ne me semble pas se trouver dans les partis issus du Front de Gauche, et surtout au PG/France Insoumise, ni dans la NUPES.

Tony Fraquelli – Oui, c’est vrai, même s’il y a aussi des biais à la CGT. Mais je prends un exemple qui va dans le sens de ce que tu dis. Quand on soutient Cuba, d’un point de vue syndical, c’est contre l’embargo, en soutien au peuple cubain. Mais cela ne nous dérange pas de critiquer le régime cubain, et je le fais bien volontiers. Alors que politiquement, c’est plus tranché, il y a ceux qui soutiennent le régime cubain, et ceux qui ne le soutiennent pas, mais la question du soutien au peuple cubain disparaît un peu…

Contretemps – Et je ferais même l’hypothèse qu’une partie du mépris de la démocratie dont tu as parlé au sein de notre syndicat, la tendance au syndicalisme minoritaire, de coup d’éclat et de l’affichage dont il a été question tout à l’heure, et même peut-être la violence qui s’est exprimée pendant le congrès, vient du champ politique, mais pas de n’importe lequel, celui de la culture des chefs politiques, et notamment de Mélenchon. Mais cette hostilité à la démocratie va bien au-delà bien sûr, et la candidature de Mateu a pu faire rêver aussi bien chez des communistes de culture stalinienne, que chez des militants de la FI non critiques de l’équipe dirigeante, que chez des jeunes libertaires… Ce type d’affinité a beaucoup à voir, je crois, avec ce que donne à voir le champ politique à gauche ces dernières années, qui est très vertical et déconnecté de l’expérience populaire.

Tony Fraquelli – Oui, je suis d’accord. Il faudrait approfondir l’analyse. Et on verra ce que donnera, de ce point de vue, les prochaines années jusqu’au 54e congrès.

Contretemps – Justement, venons-en à la dernière question, autour de l’élection de Sophie Binet, et du sens qu’on peut trouver au compromis trouvé à la fin de ce congrès très tendu. De mon côté, j’ai eu l’impression que c’était un très bon choix dans le contexte, un compromis constructif, et j’ai trouvé réussies les premières prises de parole de notre nouvelle camarade secrétaire générale.

Tony Fraquelli – Je pense aussi qu’on s’en sort par le haut. Dit autrement : cela aurait pu être bien pire mais cela reste un compromis : Sophie Binet émerge d’un compromis, et c’était également le cas de Martinez, et, avant lui, de Lepaon. Le compromis cette fois-ci, c’est un binôme, avec Binet comme secrétaire générale et Laurent Brun[8] comme administrateur. J’espère que cela va bien se passer. J’ai des craintes qu’on se retrouve avec deux directions confédérales en parallèle, de façon très concrète et à court terme.

 Il faut voir la composition du bureau, qui est très partagée. Céline Verzeletti, et en fait toute l’Union Fédérale des Syndicats de l’État, iront dans le sens du vent. Ils ont pensé avant le congrès qu’il fallait faire alliance avec Mateu et Emmanuel Lépine[9], et ils se sont planté ; mais Verzeletti a réussi à rester au bureau. Ce qui est quand même assez curieux, c’est qu’elle était déjà au bureau et qu’elle y reste, alors même que le bilan d’activité a été rejeté par la majorité. Mais elle ne s’est pas présentée comme porteuse de ce bilan, et puis ce sont les compromis passés sur le moment…

Contretemps – Et que penses-tu de notre nouvelle camarade secrétaire générale ?

Tony Fraquelli – D’abord, il faut savoir que, cela ne s’est pas beaucoup dit, mais Sophie Binet était détestée par Martinez. Ce que j’en pense, de mon côté, c’est qu’elle défend une ligne qui globalement me va bien, sur les questions de l’écologie, du féminisme, de l’international, qui ne sont pas des questions extérieures au syndicalisme, mais des questions internes, et, à juste titre, de plus en plus importantes. Mais en même temps, elle a été à la direction d’une organisation particulière dans la CGT, l’Union des ingénieurs et des cadres (UGICT), et à ce titre, sauf erreur de ma part, elle n’a jamais été amenée à être à la tête d’un mouvement de grève, par exemple. Cela fait partie de son parcours, depuis l’UNEF, c’est une militante de réseau, avec des réseaux internes dans la CGT, et pas mal de réseaux externes aussi.

Quant à Laurent Brun, je pense qu’il va continuer à être en contact, a minima, avec les oppositionnels à Martinez qui ont tenté de s’organiser. Je pense qu’il a été la pierre angulaire, en tout cas la cheville ouvrière, de l’organisation de l’opposition. Donc on va voir comment cela peut se passer par la suite…

Contretemps – Que pourrait être un bon scénario ? Qu’est-ce que tu espères pour la prochaine mandature, concernant par exemple les questions du travail, de la démocratie, de l’écologie, sur lesquelles tu as insisté ? 

­ Tony Fraquelli – Je pense qu’il n’y a qu’une façon de ressortir par le haut de cette situation : remettre au cœur de notre activité confédérale la question du travail. Pas de manière opportuniste, mais en état persuadés que c’est à partir de là que les questions de démocratie, de lutte des classes, d’écologie, doivent être pensées.

Je reviens sur la question des transports dont on a parlé tout à l’heure, et par exemple : est-ce qu’on doit privilégier le transport ferroviaire ou le transport routier ? Il faut écouter les travailleurs, qui savent par exemple que le ferroviaire n’est pas si écologique que cela partout. Et pour les endroits où on pourrait développer ou rouvrir certaines lignes, il faut discuter aussi avec les camarades des transports urbains, il n’est pas question qu’on travaille les uns contre les autres. Il faut aussi travailler avec les territoires, les habitant.e.s, tout cela pose la question de la démocratie. Et bien sûr, il ne peut pas y avoir une règle générale : à chaque projet, chaque situation concrète, il faut inventer cette démocratie, et pour cela il faut partir de la question du travail.

 Par exemple il y a quelques années, quand j’étais à la Confédération, j’avais été interpellé sur la question d’une réouverture d’une mine de tungstène, à Salau en Ariège[10]. Là encore, si on partait de l’emploi, c’était biaisé d’emblée. Il fallait réfléchir avec tout le monde, et notamment les camarades dans les associations de malades de l’amiante, et bien sûr aussi les populations locales, les associations écologistes pour regarder les dégâts qu’avait pu faire cette mine pendant des décennies. La position de la CGT à ce sujet ne peut pas être décidé comme cela par un mec de la CE confédérale en charge de ce type de projet industriel, même en créant une commission avec le secrétaire de l’UD, un militant de la Métallurgie et un militant de Mines et Énergie…

Donc c’est si on construit à partir de la question politique du travail, et qu’on a les débats qui doivent avoir lieu à ce sujet, la question de la démocratie syndicale pourra se poser, et aussi plus largement la question de quelle démocratie pour les travailleurs, et pour l’ensemble de la société. C’est aussi à partir de là qu’on peut se demander ce que l’on veut porter au niveau international, et avec qui. Le processus me paraît simple, logique. On est syndicalistes, on part du travail. C’est la seule démarche syndicale qui me paraît cohérente.

*

Propos recueillis par Alexis Cukier, Alexis Cukier, membre de la rédaction de Contretemps, philosophe et militant à la CGT Ferc-Sup.

Notes

[1] Voir par exemple Ugo Palheta, « Onze thèses politiques sur le mouvement de janvier-mars 2023 », Contretemps, 28 mars 2023.

[2] Cette loi de 2008 promettant « la continuité des services publics » oblige notamment à déclarer les intentions de grève 48h à l’avance dans les secteurs de la collecte et du traitement des déchets ménagers, du transport public des personnes, de l’aide aux personnes âgées et handicapées, de l’accueil des enfants de moins de 3 ans, de l’accueil périscolaire et de la restauration collective et scolaire.

[3] La Fédération Syndicale Mondiale (FSM) est une ancienne confédération internationale liée à la mouvance communiste du temps de l’URSS, qui lui a survécu et regroupe aujourd’hui quelques syndicats d’Etats dirigés par des Partis communistes (Vietnam, Cuba, Corée du Nord), des structures syndicales liées à des Partis communistes « orthodoxes » (Inde, Portugal, Grèce, ainsi que certaines fédérations de la CGT comme la Chimie, la FNIC, et l’Agroalimentaire, la FNAF, même si la Confédération l’a quitté en 1995) et des syndicats de pays du Sud (COSATU d’Afrique du Sud en particulier). Pour une critique de la FSM comme vestige du stalinisme, voir notamment Dan Gillin, « La FSM…ou le syndicalisme hydroponique » et Jean-Marie Pernot, « Actualités de la FSM ou ‘le retour des morts vivants’ » sur le site Syndicollectif, et pour un aperçu synthétique des débats dans la CGT au sujet de l’affiliation à la FSM ou à la Confédération Syndicale Internationale (CSI), dont la CGT est aujourd’hui membre, voir David Noël, « L’internationalisme de la CGT en question », La Pensée, n°425, 2021 (NdR).

[4] Fabien Gâche a été délégué syndical central CGT à Renault.

[5] A ce sujet, voir notamment Tony Fraquelli, « Regards d’un syndicaliste sur le travail », in Dominique Mezzi (dir.), Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, Syllepse, Paris, 2013.

[6] Voir notamment sur le site de la CGT : « Comment faire ? Guide de la démarche revendicative CGT à partir du travail », 2ème édition modifiée en juillet 2018 [disponible ici], , et Tony Fraquelli, « La démarche revendicative CGT à partir du travail : quelle formation militante ? », 6 octobre 2020, site des Ateliers Travail et Démocratie [disponible ici], .

[7] Responsable de l’union départementale CGT de Paris.

[8] Responsable de la fédération des cheminots.

[9] Secrétaire général de la Fédération Nationale des Industries Chimiques.

[10] A ce sujet, voir notamment les informations et analyses sur le site de l’association Henri Pézerat – Travail Santé Environnement [disponible ici] .

 

Source : https://www.contretemps.eu/congres-cgt-democratie-syndicalisme/

Après le 53e congrès de la CGT : quelle démocratie pour le syndicalisme ?