samedi 15 juin 2019

Soudan : rompre le silence

Tribune de Soudanais en exil (parue dans Libération, le 12 juin)

Le 3 juin, des hommes en armes du régime ont tiré, violé, fouetté, jeté dans le Nil des civils. Le bilan fait état de plus d’une centaine de morts, de centaines de blessés et de centaines de disparus. La contre-révolution est à l’offensive. Il y a urgence à agir, y compris pour la diaspora soudanaise, les citoyens européens, et leurs institutions, dont l’UE.


Comme un rayon de lumière au cœur des ténèbres. Comme un coup de tonnerre qui briserait des années de silence. La révolution soudanaise s’est levée pour mettre fin à trente ans de tyrannie, d’oppression et de répression. Pour les Soudanais, les cendres des 3 000 villages incendiés au Darfour par le régime islamiste du dictateur Omar el-Béchir sont encore chaudes. Les cris de douleur des 221 femmes et petites filles violées et torturées dans le village de Tabbit résonnent encore dans tous les esprits. Les millions de personnes déplacées et les réfugiés soudanais en exil n’ont pas oublié les exactions qui les ont séparés de leurs familles, les privant de leurs foyers et de leur pays. Tous ces crimes ont été commis par les «Janjaweeds», les bien nommés «démons à cheval», récemment rebaptisées RSF (forces de soutien rapide), la milice raciste et criminelle dirigée par le général Muhammad Hamdan Daklo qui se fait appeler «Hemetti». Cet homme fut en son temps au service du dictateur déchu ; il sévit aujourd’hui dans les rues de Khartoum et voudrait étendre ses crimes à l’échelle de tout le pays.

Pour mettre fin à des décennies de guerres civiles et de terreur, des millions de Soudanais sont descendus dans la rue. Depuis le 19 décembre, les révolutionnaires risquent leur vie pour obtenir une transition démocratique. Leur soulèvement a été pacifique. Après des années de résistance et de protestations, le 11 avril, ils ont fait tomber le dictateur Omar el-Béchir. Mais le monstre a plusieurs têtes. Et à présent, d’autres chefs militaires, les généraux Borhan et Hemetti, essaient de remplacer l’ancien régime par une nouvelle dictature, comme si les millions de Soudanais se réclamant d’un gouvernement civil n’existaient pas. Ils ont d’abord feint de jouer le jeu des négociations avec l’Alliance des forces pour la liberté et le changement qui représentent la population civile.

Mais le lundi 3 juin, le masque est tombé. Les miliciens du RSF sous le commandement de Hemetti ont attaqué le sit-in démocratique qui était installé depuis deux mois devant le ministère des Armées pour réclamer la passation du pouvoir aux civils. Ils ont mis le feu aux tentes, brûlant vifs les dormeurs, tirant à balles réelles sur les jeunes qui tenaient les barricades et sur ceux qui essayaient de s’enfuir, fouettant et violant tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. Rien qu’à Khartoum, ils auraient tué plus d’une centaine de personnes et blessé plus de 500 autres, selon le Comité central des médecins soudanais. Des centaines de personnes sont encore portées disparues. Des cadavres continuent de remonter à la surface du Nil. Ce massacre est une réplique des massacres commis sous le commandement du même général Hemitti dans les villages du Darfour.

Depuis une semaine, des millions de Soudanais vivent en état de siège. A Khartoum, les miliciens du RSF s’introduisent dans des maisons au hasard pour agresser et piller les habitants. La résistance pacifique continue. Les Soudanais ont lancé dimanche un grand mouvement de désobéissance civile : grève générale, reconstruction permanente des barricades pour entraver le mouvement des milices, marches pour demander la passation du pouvoir au peuple. Mais même la désobéissance civile est devenue difficile à tenir. Les RSF ont été cherchés certains grévistes jusque dans leur maison pour les forcer à aller travailler. Des employés de banque, des ingénieurs de la compagnie d’électricité et des pilotes d’avion racontent avoir été battus et emmenés de force sur leurs lieux de travail. Et les exactions des miliciens du RSF continuent. L’université de Khartoum – qui fut en 2012 le foyer d’une révolte étouffée dans le sang par le régime d’Omar el-Béchir – a été mise à sac et certains locaux brûlés ce lundi 10 juin.

Hemetti, nouvel homme fort de Khartoum est coupable de tous ces crimes. L’Union européenne doit cesser de le reconnaître comme son principal interlocuteur et de lui donner ainsi une légitimité qu’il n’a pas.

Nous appelons les citoyens européens à faire pression sur leurs gouvernements et sur l’Union européenne pour qu’ils rompent le silence et agissent. Rester silencieux et continuer à considérer le Conseil militaire de transition comme un partenaire politique après les crimes commis depuis le 3 juin, reviendrait à soutenir des milices militaires qui terrorisent et assassinent des populations civiles pacifiques.

Les pays de l’UE doivent faire pression sur l’ONU pour qu’elle déploie rapidement une équipe de surveillance des droits de l’homme chargée d’enquêter sur les allégations de violations des droits de l’homme commises au Soudan depuis le 3 juin et pour que les commanditaires de ces crimes, y compris le général Hemetti soient traduits en justice.

Les pays de l’UE doivent avoir une position plus forte au Conseil de sécurité des Nations unies, car avec le veto de la Chine et de la Russie, l’ONU n’a pas condamné les violences. Les membres de l’UE doivent également faire pression sur les autorités militaires soudanaises pour qu’elles lèvent l’interdiction du service mobile Internet. L’UE doit cesser toute coopération avec le Soudan, à l’exception de l’aide humanitaire qui sauve des vies. Les membres de l’UE doivent respecter la position adoptée le 17 avril par leur haute représentante, Federica Mogherini, qui a déclaré : «Un transfert rapide et ordonné à un organe civil de transition doté du pouvoir décisionnel complet est le seul moyen de garantir la paix au Soudan.»

Signataires soudanais en exil

Moneim Rahama, poète et écrivain Abdelaziz Baraka Sakin, romancier Rachid Saeed Yagoub, porte-parole du SPA Mohamed Alasbatt, ancien porte-parole du SPA Mayada Adil, créatrice de mode Youssif Haliem, écrivain et activiste Omer Omran, philosophe Suhaib Gasmelbari, cinéaste Adil Abdel Rahman, poète Tarig Abu Obida, chanteur Bushra El Fadil, romancier Yahyaa Fadlalla, poète et écrivain Hind El Tahir, chanteuse Ghandi Adam, flûtiste Nouraddeen Youssif, chanteur Hassan Yassin, poète et activiste Abu Zar Abdelbagi, chanteur Ramiz Siraj, musicien Amar Awad Shareef, journaliste Marwa Al Haj, journaliste Hanadi Osman, journaliste Adil El Gassas, écrivain Asia Madani, chanteuse Ibrahim Hamouda, écrivain et producteur Mansour El Souwaim, romancier Shiyar Khaleal, journaliste Islam Zin Alabadeen, peintre Iman Elkhatim Abdallah, avocat Mohamed Elmahdi Abdelwhab, poète et écrivain Emad Abdulla, peintre Mohamed Bushara, peintre Mostafa Siri, journaliste Al Sadiq Al Radi, poète Amal Habbani, journaliste Dr. Albaqir Al Afif, universitaire Rasha Awad, journaliste Mohamed Madani, poète 

Signataires européens

Hind Meddeb, cinéaste Mehdi Meddeb, journaliste Barbara Cassin, de l’Académie Française, philosophe Patrick Chamoiseau, écrivain Raphaël Glucksmann, député européen Gaël Faye, écrivain et musicien Arthur H, musicien Abd Al Malik, musicien, écrivain et cinéaste Imhotep pour le groupe IAM Olivier Rolin, écrivain Roshdi Rashed, directeur de recherche émérite au CNRS Jean-Luc Nancy, philosophe Marwan Rashed, historien Abbas Fahdel, cinéaste Valérie Osouf, cinéaste Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde Federica Matta, artiste Sylvie Denoix, chercheuse au CNRS Mathias Enard, écrivain Ali Benmaklouf, philosophe Robert Littell, écrivain Michel Hazavanicius, cinéaste Etienne Balibar, philosophe Reza, photographe Bachar Mar Khalife, musicien Sophie Bessis, historienne Jean-Hubert Martin, historien de l’art Abderrahmane Sissako, cinéaste Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine Saint Denis (MC93) Jean-Claude Monod, chercheur en philosophie Veronique Nahoum-Grappe, chercheur en sciences sociales François Dosse, historien Joël Hubrecht, juriste Darline Cothière, directrice de la Maison des Journalistes Ariane Mnouchkine, dramaturge, metteure en scène Ludivine Sagnier, comédienne

Source : https://www.liberation.fr/debats/2019/06/12/soudan-rompre-le-silence_1733285