Entretien avec Gilbert Achcar conduit par Ashley Smith (publié le 18 mai 2019 sur le site Jacobin; traduction et publication en français par A l’Encontre)
Après des années de contre-révolution et d’effusions de sang, le mois
dernier des lueurs d’espoir sont apparues au Moyen-Orient. En Algérie
et au Soudan, des manifestations de masse ont éclaté défiant les régimes
autocratiques des présidents Abdelaziz Bouteflika et Omar al-Bachir. Et
à cet égard, les deux mobilisations initiales ont été couronnées de
succès: les deux dirigeants ont été démis de leurs fonctions et leurs
décennies de règne ont pris fin. Mais les protestations se sont
poursuivies, car, comme en Egypte après la révolution de 2011, la
structure de base du pouvoir de ces dirigeants
reste intacte. Il en va de même pour les conditions matérielles à
l’origine des soulèvements: les salaires de misère, le chômage de masse,
l’insécurité et l’absence d’avenir pour les jeunes résultant des
modèles d’ajustement structurel imposés par le FMI.
Ainsi, les forces populaires en Algérie et au Soudan sont dans une
position précaire. Le spectre de la contre-révolution menée contre les
acteurs du Printemps arabe règne avec force. Mais les manifestants
d’aujourd’hui ont tiré les leçons des luttes récentes dans la région et
pourraient bénéficier d’une telle vision rétrospective. Pour discuter
des dangers et des espoirs de ces développements, Ashley Smith, qui
collabore à la revue Jacobin, s’est entretenu avec Gilbert Achcar, qui a beaucoup écrit sur le Printemps arabe et la politique au Moyen-Orient.
Ashley Smith (AS): Les
soulèvements au Soudan et en Algérie ont ravivé l’espoir au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord après une longue période de
contre-révolution. Que se passe-t-il dans ces deux pays ?
Gilbert Achcar (GA): Au Soudan et en Algérie, nous
assistons à deux vagues de protestations de masse d’une ampleur
comparable à celle des révoltes qui ont éclaté en 2011. A l’époque, on
qualifiait ce soulèvement le «printemps arabe». Par conséquent, dans les
médias grand public, se sont multipliés les commentaires posant une
question: sommes-nous au beau milieu d’un nouveau printemps arabe?
En réalité, les soulèvements dans ces deux pays (Algérie et Soudan)
sont le produit de ce que j’ai appelé un processus révolutionnaire sur
la longue durée qui a commencé en 2011 pour toute la région arabophone.
La cause principale en est le blocage social et économique provoqué par
la combinaison du néolibéralisme soutenu par le FMI et des systèmes
politiques autoritaires pourris qui l’imposent dans tout le Moyen-Orient
et en Afrique du Nord. Ce blocage engendre des problèmes sociaux
d’ordre systémique, dont le plus important est l’énorme chômage des
jeunes.
Le blocage produit de nombreuses autres récriminations, plaintes
profondes parmi les populations de la région; ce qui continue de
provoquer des soulèvements. Au Soudan, le déclencheur de la révolte a
été l’augmentation du prix du pain [de 1 à 3 livres, en décembre 2018]
après que l’Etat eut coupé les subventions suite aux exigences du FMI.
En Algérie, la cause immédiate est d’ordre politique. Le régime algérien
a tenté d’obtenir un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika bien
qu’il fût semi-paralysé, suite à une attaque cérébrale, depuis six ans.
Cette décision heurta les aspirations démocratiques de la population.
Ainsi, encore une fois, les récriminations économiques et politiques
sont à l’origine d’une autre vague de révoltes populaires comme celles
que nous avons vues en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen, au
Bahreïn et en Syrie en 2011. Cela confirme qu’il était erroné de
considérer ces soulèvements comme un «printemps» qui, tout comme la
saison, durerait quelques mois et se terminerait par de simples
changements constitutionnels, ou par un échec. En réalité, nous sommes
encore au milieu d’un processus révolutionnaire à long terme né de la
crise structurelle très profonde de la région.
Cela signifie qu’il n’y aura pas de stabilisation de la région
arabophone sans un changement radical des conditions sociales,
économiques et politiques qui ont produit ce blocage du développement.
Tant que cela ne se produira pas, la crise se poursuivra et nous
assisterons à plus d’explosions de mobilisations et d’offensives
contre-révolutionnaires.
Si nous regardons les années qui ont suivi la première vague de
soulèvements de 2011 à 2013, nous avons eu six années dominées par la
contre-révolution. La contre-révolution a pris diverses formes, mais a
conduit soit à la consolidation des anciens régimes, soit à la
dégénérescence en guerre civile et au chaos. Les monarchies du Golfe ont
repoussé la révolte à Bahreïn très tôt. Le régime syrien a pour
l’instant gagné sa brutale campagne contre-révolutionnaire soutenue par
l’Iran et la Russie. L’ancien régime est revenu au pouvoir en Egypte
avec une politique de brutale vengeance. Et des guerres civiles ont
éclaté en Libye et au Yémen entre des forces tout aussi réactionnaires
avec l’intervention criminelle du royaume saoudien et des Emirats arabes
unis (EAU).
Dans le même temps, des volcans sociaux continuent d’éclater dans
toute la région parce que les anciens régimes ne peuvent offrir aucune
solution aux doléances du peuple. Nous avons donc eu d’importants
mouvements sociaux ces dernières années dans toute la région, de la
Tunisie – qui a entamé tout le processus de soulèvement en décembre 2010
et qui a connu plusieurs poussées sociales depuis lors – jusqu’au Maroc
et en Irak, en passant par le Soudan et la Jordanie et – au-delà des
pays arabes – jusqu’en Iran.
Cela ne devrait pas nous surprendre. Comme tous les processus
révolutionnaires à long terme de l’histoire l’ont montré, il y aura une
dialectique de révolution et de contre-révolution tant que les
principaux problèmes politiques et économiques n’auront pas été résolus.
Sans cela, nous risquons d’avoir de plus en plus de désordres, de chaos
et de tragédies.
AS: Quelles leçons les militants des nouvelles révoltes au Soudan et en Algérie ont-ils tirées de la première vague de lutte ?
GA: Les forces politiques ont tiré
deux grandes leçons des expériences passées. On le voit dans leur
insistance sur le caractère non-violent du mouvement. Ils sont très
soucieux d’éviter de faire quoi que ce soit qui donnerait à l’Etat
l’occasion d’utiliser toute la panoplie de ses moyens répressifs contre
eux.
La première vague de révoltes a été très enthousiaste à ce sujet. Ils
ont tous lancé le slogan «silmiyya, silmiyya, silmiyya», qui signifie
«pacifique, pacifique», même en Syrie. Tous ont tenté de s’en tenir à
des moyens non-violents. La violence a été déclenchée partout, sans
exception, par les régimes eux-mêmes. Bien sûr, face à une escalade
qualitative de la violence étatique, le mouvement de masse n’a plus que
deux options: l’une est d’abandonner la lutte et l’autre de se défendre.
Les guerres civiles ont attiré des interventions étrangères de toutes
sortes. En Libye, l’intervention étrangère des Etats-Unis et de leurs
alliés s’est effectuée en faveur des insurgés dans une tentative de
cooptation de leur lutte. Il en résulta que c’est le seul Etat arabe qui
s’est complètement effondré à cause de la victoire des insurgés. C’est
parce que toute la machine d’Etat était organiquement liée à Mouammar
Kadhafi et à sa clique.
Sous un autre angle, en Syrie, l’intervention étrangère –
principalement de l’Iran, de ses agents, et de la Russie – s’est
effectuée en faveur du régime. Elle a permis au régime de Bachar
al-Assad de survivre, de commettre de terribles massacres et de détruire
des pans entiers du pays. L’ampleur des atrocités a été bien pire en
Syrie que dans tout autre pays jusqu’à présent. Même le Yémen vient au
deuxième rang pour ce qui est de l’ampleur de la tragédie. Là,
l’intervention étrangère est menée par le royaume saoudien et les
Emirats arabes unis du côté d’un camp contre-révolutionnaire s’opposant à
l’alliance de deux autres forces contre-révolutionnaires.
A la lumière de ces tragédies, de nouveaux mouvements de masse se
sont montrés extrêmement méfiants à l’égard de ce risque de violences et
de guerre civile soutenue par l’étranger. Ils en tiennent donc
largement compte. Dans un sens, ce qui est le plus étonnant, c’est que
les Algériens et les Soudanais aient commencé leur révolte, tout en
ayant à l’esprit les conséquences tragiques qu’ils ont vues dans
d’autres pays. Les régimes de toute la région ont utilisé ces résultats
tragiques comme un nouvel argument contre-révolutionnaire puissant pour
dissuader leurs peuples de se lever. Le régime algérien a explicitement
averti le mouvement de masse qu’il risquait un scénario syrien. Mais
cela n’a pas suffi à dissuader les gens de descendre dans la rue et se
se battre pour leurs aspirations et leurs revendications.
La deuxième leçon que les militants soudanais et algériens ont tirée
est que le commandement militaire n’est pas un allié. C’est ce qu’ils
ont appris de l’expérience de l’Egypte, dont le type d’Etat est le plus
semblable au leur. Ces Etats ont en commun le fait que les militaires
contrôlent le pouvoir politique. Les forces armées ne sont pas seulement
l’épine dorsale répressive de l’Etat, ce qui est commun à tous les
Etats, mais le centre de gravité du pouvoir politique.
Les Soudanais et les Algériens avaient vu comment l’armée avait
destitué le président égyptien Hosni Moubarak en 2011, dans le contexte
du soulèvement, pour ensuite rétablir l’ancien ordre à la première
occasion. Ainsi, lorsque les militaires ont écarté Bouteflika en Algérie
et Bachir au Soudan, le mouvement populaire savait que ce n’était pas
suffisant. Il a compris que la destitution du président et de ses
acolytes n’était que l’élimination de la pointe de l’iceberg, que la
masse de l’iceberg – ce que les gens appellent l’Etat profond –,
composée surtout du complexe militaro-sécuritaire, est toujours en place
et que tant que le pouvoir reste entre ses mains, le régime ne
connaîtra pas sa fin.
Même lorsque les militaires ont abandonné le contrôle du chef de
l’Etat pendant un an en Egypte, ils préparaient activement leur retour.
Et dès qu’ils en ont eu l’occasion, ils ont organisé un coup d’Etat
contre le président élu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et sont
revenus au pouvoir politique avec le couronnement d’Abdel Fattah
al-Sissi. Le régime est tellement autoritaire maintenant qu’il a fait
regretter aux Egyptiens le dictateur précédent, Moubarak!
Ainsi, les mouvements au Soudan et en Algérie ont tiré la leçon qu’il
faut se débarrasser de l’Etat profond. Vous pouvez voir la différence
entre la réaction du soulèvement égyptien face à l’écartement par les
militaires de Moubarak et la réaction des mouvements soudanais et
algériens face à l’expulsion similaire de leurs dictateurs. En Egypte,
les gens pensaient que c’était la victoire et quittaient les places
après avoir célébré l’événement. Mais en Algérie et au Soudan, les gens
disent que ce n’est pas assez et ils continuent à manifester.
Ils veulent se débarrasser de tout le régime, pas seulement de
quelques personnes au sommet. Se débarrasser du régime, c’est redonner
le pouvoir politique à la société civile par des moyens démocratiques, y
compris des élections et l’octroi de droits. L’abandon complet du
pouvoir par les militaires est ce sur quoi le mouvement populaire
insiste dans les deux pays.
AS:
La Libye semble se dresser en contraste frappant avec les signes
d’espoir de l’Algérie et du Soudan. Nous assistons là à une lutte
intense entre les factions pour la reconstitution du pouvoir de l’Etat.
Que pensez-vous de ce qui se passe là-bas ?
GA: La Libye a connu – au lendemain
de la chute de Kadhafi, après des décennies de régime totalitaire – une
période d’épanouissement démocratique avec l’émergence d’un grand
nombre de groupes politiques et d’ONG, le développement de journaux et
des élections, qui ont été les premières élections libres dans ce pays
et les plus libres que la région ait connues, avec un taux de
participation remarquable. Elles ont été remportées par une alliance
laïque libérale qui a vaincu les fondamentalistes islamiques. Puis la
contre-révolution a commencé avec la rébellion des fondamentalistes
contre le gouvernement élu.
Au milieu du chaos qui en a résulté, un ancien chef militaire,
Khalifa Haftar, a lancé une campagne contre-révolutionnaire pour
s’emparer du pouvoir, soutenu par l’Egypte et les EAU. Ses troupes se
sont heurtées aux forces fondamentalistes. En Libye, comme en Egypte, en
Syrie et dans les autres pays du soulèvement de 2011, il y a eu une
dynamique triangulaire avec un pôle révolutionnaire face à deux pôles
rivaux contre-révolutionnaires: l’ancien régime et ses opposants
fondamentalistes islamiques. Partout, les progressistes sont
marginalisés et la situation est dominée par l’affrontement entre les
deux pôles contre-révolutionnaires.
AS: Ce scénario triangulaire que vous décrivez ne semble pas convenir au Soudan. En quoi est-ce différent ?
GA: Au Soudan, le régime de Bachir a
en fait combiné les deux pôles contre-révolutionnaires. Il a gouverné
par l’armée tout comme les dictatures en Egypte ou en Algérie, mais en
étroite collaboration avec les fondamentalistes islamiques. Ces derniers
faisaient également partie du régime. C’est pourquoi j’ai parlé de
Bachir comme d’une combinaison de Morsi et de Sissi; je l’ai appelé
«Morsisi».
Le fait que les fondamentalistes islamiques fassent partie du régime
les a empêchés de jouer un rôle dans le soulèvement; le peuple se
soulevait en fait contre eux. Ils n’étaient donc pas en mesure de
détourner le soulèvement comme ils l’ont fait en Egypte, en Tunisie, en
Libye, au Yémen et en Syrie. Cette différence est très importante. Elle a
façonné la révolte elle-même qui a dû défier les pôles fusionnés de la
contre-révolution.
Cela a contribué à faire de la manifestation soudanaise la plus
progressiste de tous les soulèvements que nous ayons vus dans la région
jusqu’ici. C’est la plus avancée en termes d’organisation et de
politique. La coalition des groupes qui la dirigent se nomme: Forces de
la Déclaration de la Liberté et du Changement (FDLC). Elle comprend à
l’origine des associations professionnelles et ouvrières clandestines,
des partis politiques de gauche comme le Parti communiste, des
mouvements musulmans libéraux, des mouvements armés luttant contre
l’oppression ethnique, ainsi que des groupes féministes.
Ces forces progressistes ont façonné la politique de la révolte. En
particulier, les femmes et les organisations féministes, qui ont joué un
rôle de premier plan, ont fait pression pour que les revendications
féministes soient incluses dans le programme des FDLC. Ce programme
stipule maintenant, par exemple, que le nouveau conseil législatif doit
être composé à 40% de femmes.
Mais nous ne devons pas sous-estimer les défis auxquels les FDLC
s’affrontent. La coalition est placée sous la contrainte d’une lutte
acharnée contre les militaires, qui veulent maintenir le pouvoir entre
leurs mains et n’accorder que des fonctions subordonnées aux civils. Les
FDLC exigent au contraire que le pouvoir souverain soit entièrement
entre les mains d’une majorité civile et que les forces armées soient
limitées au rôle de défense apolitique qu’elles devraient normalement
jouer dans un Etat civil.
Ainsi, les révolutionnaires soudanais font face aux militaires, qui
sont soutenus par toutes les forces régionales et internationales de la
contre-révolution. Le Qatar, le royaume saoudien, les Emirats arabes
unis, la Russie et les Etats-Unis soutiennent tous les militaires dans
cette lutte acharnée. Ajoutez à cela les fondamentalistes islamiques qui
soutiennent naturellement l’armée.
Dans cette situation, la principale force du mouvement a été sa
capacité à conquérir la base des forces armées et certains officiers
subalternes. Jusqu’à présent, cela a dissuadé les militaires de tenter
de noyer la révolution dans le sang. Bachir voulait que l’armée écrase
le soulèvement, mais ses généraux ont refusé, non pas parce qu’ils sont
démocrates ou humanistes, bien sûr, mais parce qu’ils n’étaient pas
convaincus que les troupes suivraient leurs ordres.
Le commandement militaire savait qu’une partie des soldats et des
officiers subalternes sympathisaient avec le soulèvement au point de
même utiliser leurs armes pour défendre les manifestants contre les
attaques des voyous du régime et de la police politique. La sympathie
des troupes pour le mouvement populaire a été déterminante pour amener
les généraux à se débarrasser de Bachir.
La chose la plus importante à présent est que le mouvement consolide
son soutien parmi les officiers de base et les officiers subalternes des
forces armées. Le succès ou l’échec de cet effort déterminera tout le
sort de la révolution.
AS:
Pourquoi les forces progressistes soudanaises ont-elles réussi à faire
une percée aussi importante par rapport au reste de la région ?
GA: La composition politique des
FDLC n’est pas très différente de celle des forces progressistes partout
dans la région. Mais ailleurs, ces forces progressistes ont été
discréditées en prenant parti pour l’un des deux pôles
contre-révolutionnaires. Là où les fondamentalistes islamiques étaient
dans l’opposition, ils ont réussi à prendre le train en marche et à
détourner le mouvement grâce aux moyens de loin supérieurs dont ils
disposaient en termes d’organisation, de fonds et de médias.
Prenons l’exemple de l’Egypte. C’est là que les Frères musulmans ont
détourné la révolte populaire. Ils répandent des illusions sur l’armée
en 2011. Au moment du renversement de Moubarak et par la suite, les
Frères travaillaient main dans la main avec les militaires. Cela a
grandement aidé les militaires à désamorcer le mouvement populaire.
Parce que les deux pôles contre-révolutionnaires ont été combinés au
Soudan, un espace s’est ouvert pour que les forces progressistes
puissent percer par leurs propres moyens.
Ce n’est pas entièrement le cas en Algérie. Alors que les forces
fondamentalistes islamiques ne jouent aucun rôle visible dans le
soulèvement, elles conservent un réseau puissant et peuvent donc jouer
un rôle contre-révolutionnaire si l’occasion se présente. De plus,
contrairement au Soudan, il n’y a pas de leadership reconnu du
soulèvement en Algérie, ce qui rend le mouvement vulnérable aux
manipulations politiques.
AS:
Tout au long de ce processus révolutionnaire, diverses puissances
impériales et régionales ont joué un rôle majeur dans les soulèvements.
C’était particulièrement vrai après le déclin relatif des Etats-Unis en
raison de leur défaite en Irak, qui a donné à tous les autres Etats une
plus grande marge de manœuvre pour poursuivre leurs propres intérêts.
Aujourd’hui, Trump semble vouloir réaffirmer la puissance américaine en
soutenant des alliés comme Israël et l’Arabie saoudite, ainsi qu’en
déployant des navires et des bombardiers dans le golfe Persique contre
l’Iran. Que fait Trump ?
GA: Eh bien, comme pour tout ce qui
concerne Trump, sa politique est très grossière (fruste). Ce terme
«grossier» (brut) convient particulièrement bien dans ce cas-ci parce
que toute sa stratégie, si on peut l’appeler ainsi, est déterminée par
le pétrole brut.
Il retire donc ses troupes de Syrie parce qu’il n’est pas intéressé à
soutenir les guérillas kurdes de gauche et parce que le pays a peu de
pétrole. Mais il n’a pas appelé au retrait des troupes américaines
d’Irak. En fait, lorsque Trump a visité la base américaine dans ce pays,
il a exprimé sa détermination à y rester. L’alibi était le besoin
supposé de surveiller l’Iran, mais ce n’est en réalité qu’un prétexte
puisque les Etats-Unis ont déjà de nombreuses bases dans tout le Golfe
ainsi qu’une technologie sophistiquée pour surveiller l’Iran.
Mais, d’une manière typiquement peu diplomatique, Trump avait admis
la vraie raison pour laquelle il veut des troupes américaines en Irak:
le pétrole. Il a en fait déclaré que le pétrole était le prix que les
Etats-Unis auraient dû obtenir comme récompense pour leur invasion et
leur occupation de ce pays. Il a dit carrément: «Nous aurions dû prendre
le pétrole irakien.» Il est donc extrêmement «grossier» (brut) dans ce
double sens.
C’est pourquoi il soutient le royaume saoudien et les autres Etats
clients de Washington parmi les monarchies pétrolières du Golfe. Il les
traite comme des chiens et ils sont d’accord. Même lorsque Trump les
insulte ouvertement comme il l’a fait récemment au Wisconsin [en fin
avril: en les réduisant au strict statut d’acheteur de matériel
militaire et en disant qu’ils ne disposaient de rien d’autre que du
«cash»], ils n’ont pas osé protester. Ce ne sont que des vassaux des
Etats-Unis qui dépendent de leur seigneur pour leur protection.
La même «approche» pétrolière est à l’origine du brusque changement
de cap de Trump sur la Libye. Il a changé radicalement la politique
américaine qui consistait à soutenir le gouvernement soutenu par l’ONU à
Tripoli, en appuyant soudainement Haftar de manière ouverte. Pourquoi?
Parce que Haftar contrôle maintenant les champs de pétrole en Libye.
C’est la logique de ce que fait Trump – un impérialisme très «brut»,
déterminé par des intérêts économiques avant tout, sans aucune
prétention idéologique sur la démocratie ou les droits de l’homme. A cet
égard, comme il le dit ouvertement, il envie les dirigeants
autoritaires.
De même, sa position agressive contre l’Iran n’est pas seulement pour
plaire à son ami d’extrême droite, Netanyahou d’Israël, ni n’obéit à
aucune fin démocratique, bien sûr, pas plus que sa position agressive
contre le Venezuela. L’accent mis par Trump sur ces deux pays ne peut
être dissocié de leurs principales réserves de pétrole. Quoi que l’on
pense des régimes des deux pays, il est crucial de contrer les menaces
et les gesticulations de l’administration Trump – surtout dans le cas de
l’Iran, où le risque de guerre est assez élevé.
AS: C’est clair comme de l’eau de roche. Mais que devrait faire la gauche internationale à l’égard du Soudan ?
GA: Le besoin le plus urgent est la
solidarité avec le soulèvement, qui est dangereusement isolé en ce
moment. Il est confronté à un seul camp contre-révolutionnaire soutenu
par toutes les puissances impériales et régionales. Dans une telle
situation, la solidarité internationale est extrêmement importante.
Tout geste de solidarité significatif encouragera et donnera du
courage au mouvement soudanais. La clé aux Etats-Unis est de dénoncer le
soutien de Trump à l’armée soudanaise, en compagnie de «ses potes» des
monarchies pétrolières. Il serait important de contraindre les
démocrates, même si ce n’est que pour des raisons électorales, à mettre
en question cette politique. C’est urgent, car cela pourrait grandement
aider les FDLC à prendre l’avantage dans leur lutte acharnée contre
l’armée pour la transition démocratique dans le pays.
Le Département d’Etat américain a récemment réclamé une courte
période de transition, alors que les révolutionnaires soudanais exigent
une période plus longue au cours de laquelle il y aurait des
institutions civiles de transition avant la tenue des élections dans le
pays. Ils veulent du temps pour développer leurs partis, après des
décennies de répression intensive.
L’expérience de l’Egypte et de la Tunisie leur a appris que plus les
élections ont lieu tôt, plus il est probable que ceux qui ont le plus
d’organisation, de ressources et de soutien international gagneront.
Dans ces pays, c’étaient les fondamentalistes islamiques. Au Soudan, il
s’agirait probablement de forces politiques issues de l’ancien régime,
dont les Frères musulmans et les salafistes. Ils disposent de moyens
matériels bien supérieurs à ceux des FDLC.
Il est donc très important que les forces politiques de gauche aux
Etats-Unis se rallient pour soutenir le soulèvement soudanais et appuyer
les exigences de ses dirigeants. Cela fait partie intégrante de la
reconstruction d’une tradition de solidarité de la gauche
internationaliste avec le mouvement mondial des exploité·e·s et des
opprimé·e·s. (Entretien publié le 18 mai 2019 sur le site Jacobin; traduction A l’Encontre)
Gilbert Achcar est professeur au SOAS (Université de Londres) et auteur de nombreux ouvrages dont Symptômes morbides: La rechute du soulèvement arabe, Actes Sud, 2017.
Ashley Smith collabore à de nombreuses publications de gauche aux Etats-Unis.
Source : http://alencontre.org/afrique/algerie/le-long-printemps-arabe-et-la-place-actuelle-des-soulevements-en-algerie-et-au-soudan.html