Par Gérard Noiriel (historien), le 2 novembre 2018
Dans une tribune publiée par le journal Le Monde
(20/11/2018), le sociologue Pierre Merle écrit que « le mouvement des
« gilets jaunes » rappelle les jacqueries de l’Ancien Régime et des
périodes révolutionnaires ». Et il s’interroge: « Les leçons de
l’histoire peuvent-elles encore être comprises ? »
Je suis convaincu, moi aussi, qu’une mise en
perspective historique de ce mouvement social peut nous aider à le
comprendre. C’est la raison pour laquelle le terme de « jacquerie »
(utilisé par d’autres commentateurs et notamment par Eric Zemmour,
l’historien du Figaro récemment adoubé par France Culture dans
l’émission d’Alain Finkielkraut qui illustre parfaitement le titre de
son livre sur « la défaite de la pensée ») ne me paraît pas pertinent.
Dans mon Histoire populaire de la France, j’ai montré que tous les
mouvements sociaux depuis le Moyen Age avaient fait l’objet d’une lutte
intense entre les dominants et les dominés à propos de la définition et
de la représentation du peuple en lutte. Le mot « jacquerie » a servi à
désigner les soulèvements de ces paysans que les élites surnommaient les
« jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression
« faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).
Le premier grand mouvement social qualifié de
« jacquerie » a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les paysans
d’Ile de France se sont révoltés conte leurs seigneurs. La source
principale qui a alimenté pendant des siècles le regard péjoratif porté
sur les soulèvements paysans de cette époque, c’est le récit de Jean
Froissart, l’historien des puissants de son temps, rédigé au cours des
années 1360 et publié dans ses fameuses Chroniques. Voici comment
Froissart présente la lutte de ces paysans : « Lors se assemblèrent et
s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de
bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là
demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et
les enfants, petits et grands, et mirent le feu à la maison […]. Ces
méchants gens assemblés sans chef et sans armures volaient et brûlaient
tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés.
Et avaient fait un roi entre eux qui était, si comme on disait adonc, de
Clermont en Beauvoisis, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on
l’appelait Jacques Bonhomme ».
Ce mépris de classe présentant le chef des Jacques
comme « le pire des mauvais » est invalidé par les archives qui montrent
que les paysans en lutte se donnèrent pour principal porte-parole
Guillaume Carle « bien sachant et bien parlant ». A la même époque, la
grande lutte des artisans de Flandre fut emmenée par un tisserand,
Pierre de Coninck décrit ainsi dans les Annales de Gand : « Petit
de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si
bien parler que c’estoit une fine merveille. Et pour cela, les
tisserands, les foulons et les tondeurs le croyoient et aimoient tant
qu’il ne sût chose dire ou commander qu’ils ne fissent ».
On a là une constante dans l’histoire des mouvements
populaires. Pour échapper à la stigmatisation de leur lutte, les
révoltés choisissent toujours des leaders « respectables » et capables
de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D’autres exemples,
plus tardifs, confirment l’importance du langage dans l’interprétation
des luttes populaires. Par exemple, le soulèvement qui agita tout le
Périgord au début du XVIIe siècle fut désigné par les élites comme le
soulèvement des « croquants » ; terme que récusèrent les paysans et les
artisans en se présentant eux mêmes comme les gens du « commun », Ce fut
l’un des points de départ des usages populaires du terme « commune »
qui fut repris en 1870-71, à Paris, par les « Communards ».
Les commentateurs qui ont utilisé le mot
« jacquerie » pour parler du mouvement des « gilets jaunes » ont voulu
mettre l’accent sur un fait incontestable : le caractère spontané et
inorganisé de ce conflit social. Même si ce mot est inapproprié, il est
vrai qu’il existe malgré tout des points communs entre toutes les
grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps. En me
fiant aux multiples reportages diffusés par les médias sur les gilets
jaunes, j’ai noté plusieurs éléments qui illustrent cette permanence.
Le principal concerne l’objet initial des
revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les
luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans
l’histoire populaire de la France. Je pense même que le peuple français
s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement
des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le
carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a
toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il
devait payer sans rien obtenir en échange. Sous l’Ancien Régime, le
refus de la dîme fut fréquemment lié au discrédit touchant les curés qui
ne remplissaient plus leur mission religieuse, et c’est souvent lorsque
les seigneurs n’assuraient plus la protection des paysans que ceux-ci
refusèrent de payer de nouvelles charges. Ce n’est donc pas un hasard si
le mouvement des gilets jaunes a été particulièrement suivi dans les
régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le
sentiment, largement partagé, que l’impôt sert à enrichir la petite
caste des ultra-riches, alimente un profond sentiment d’injustice dans
les classes populaires.
Ces facteurs économiques constituent donc bien l’une
des causes essentielles du mouvement. Néanmoins, il faut éviter de
réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement
matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les
classes populaires concerne leur rapport au langage public. Les élites
passent leur temps à interpréter dans leur propre langue ce que disent
les dominés, en faisant comme s’il s’agissait toujours d’une formulation
directe et transparente de leur expérience vécue. Mais la réalité est
plus complexe. J’ai montré dans mon livre, en m’appuyant sur des
analyses de Pierre Bourdieu, que la Réforme protestante avait fourni aux
classes populaires un nouveau langage religieux pour nommer des
souffrances qui étaient multiformes. Les paysans et les artisans du XVIe
siècle disaient : « J’ai mal à la foi au lieu de dire j’ai mal
partout ». Aujourd’hui, les gilets jaunes crient « j’ai mal à la taxe au
lieu de dire j’ai mal partout ». Il ne s’agit pas, évidemment, de nier
le fait que les questions économiques sont absolument essentielles car
elles jouent un rôle déterminant dans la vie quotidienne des classes
dominées. Néanmoins, il suffit d’écouter les témoignages des gilets
jaunes pour constater la fréquence des propos exprimant un malaise
général. Dans l’un des reportages diffusés par BFM-TV, le 17 novembre,
le journaliste voulait absolument faire dire à la personne interrogée
qu’elle se battait contre les taxes, mais cette militante répétait sans
cesse : « on en a ras le cul » , « ras le cul », « ras le bol
généralisé ».
« Avoir mal partout » signifie aussi souffrir dans sa
dignité. C’est pourquoi la dénonciation du mépris des puissants revient
presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des gilets
jaunes n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de
propos exprimant un sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort
ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est
que de la merde ». Le président de la République voit ainsi revenir en
boomerang l’ethnocentrisme de classe que j’ai analysé dans mon livre.
Néanmoins, ces similitudes entre des luttes sociales
de différentes époques masquent de profondes différences. Je vais m’y
arrêter un moment car elles permettent de comprendre ce qui fait la
spécificité du mouvement des gilets jaunes. La première différence avec
les « jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des
individus qui ont participé aux blocages de samedi dernier ne font pas
partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus
des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au
moins une voiture. Alors que « la grande jacquerie » de 1358 fut un
sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un
contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.
La deuxième différence, et c’est à mes yeux la plus
importante, concerne la coordination de l’action. Comment des individus
parviennent-ils à se lier entre eux pour participer à une lutte
collective ? Voilà une question triviale, sans doute trop banale pour
que les commentateurs la prennent au sérieux. Et pourtant elle est
fondamentale. A ma connaissance, personne n’a insisté sur ce qui fait
réellement la nouveauté des gilets jaunes : à savoir la dimension
d’emblée nationale d’un mouvement spontané. Il s’agit en effet
d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le
territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs
localement très faibles. Au total, la journée d’action a réuni moins de
300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes
manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers
d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.
Cette caractéristique du mouvement est étroitement
liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs de la
lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui
l’ont assurée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ».
Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes
anciennes « d’action directe », mais sur une échelle beaucoup plus
vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas.
Facebook, twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats
(SMS) en remplaçant ainsi la correspondance écrite, notamment les tracts
et la presse militante qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont
disposaient les organisations pour coordonner l’action collective ;
l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des
interactions en face à face d’autrefois.
Toutefois les réseau sociaux, à eux seuls,
n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets
jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux
sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la
construction de l’action publique. Plus précisément, c’est la
complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information
continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale.
Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande »
orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la
base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via facebook,
l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui
ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. La journée
d’action du 17 novembre a été suivie par les chaînes d’information
continue dès son commencement, minute par minute, « en direct » (terme
qui est devenu désormais un équivalent de communication à distance
d’événements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent
aujourd’hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme)
comme Eric Brunet qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’ont pas
hésité à endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en
porte-parole auto-désigné du peuple en lutte. Voilà pourquoi la chaîne a
présenté ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité
silencieuse ».
Une étude qui comparerait la façon dont les médias
ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des
gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des
cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs ont
été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes,
alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les
bloqueurs.
Je suis convaincu que le traitement médiatique du
mouvement des gilets jaunes illustre l’une des facettes de la nouvelle
forme de démocratie dans laquelle nous sommes entrés et que Bernard
Manin appelle la « démocratie du public » (cf son livre Principe du gouvernement représentatif,
1995). De même que les électeurs se prononcent en fonction de l’offre
politique du moment – et de moins en moins par fidélité à un parti
politique – de même les mouvements sociaux éclatent aujourd’hui en
fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises. Avec le recul du
temps, on s’apercevra peut-être que l’ère des partis et des syndicats a
correspondu à une période limitée de notre histoire, l’époque où les
liens à distance étaient matérialisés par la communication écrite. Avant
la Révolution française, un nombre incroyable de révoltes populaires
ont éclaté dans le royaume de France, mais elles étaient toujours
localisées, car le mode de liaison qui permettait de coordonner l’action
des individus en lutte reposait sur des liens directs : la parole,
l’interconnaissance, etc. L’Etat royal parvenait toujours à réprimer ces
soulèvements parce qu’il contrôlait les moyens d’action à distance. La
communication écrite, monopolisée par les « agents du roi », permettait
de déplacer les troupes d’un endroit à l’autre pour massacrer les
émeutiers.
Dans cette perspective, la Révolution française peut
être vue comme un moment tout à fait particulier, car l’ancienne
tradition des révoltes locales a pu alors se combiner avec la nouvelle
pratique de contestation véhiculée et coordonnée par l’écriture (cf les
cahiers de doléances).
L’intégration des classes populaires au sein de
l’Etat républicain et la naissance du mouvement ouvrier industriel ont
raréfié les révoltes locales et violentes, bien qu’elles n’aient jamais
complètement disparu (cf le soulèvement du « Midi rouge » en 1907). La
politisation des résistances populaires a permis un encadrement, une
discipline, une éducation des militants, mais la contrepartie a été la
délégation de pouvoir au profit des leaders des partis et des syndicats.
Les mouvements sociaux qui se sont succédé entre les années 1880 et les
années 1980 ont abandonné l’espoir d’une prise du pouvoir par la force,
mais ils sont souvent parvenus à faire céder les dominants grâce à des
grèves avec occupations d’usine, et grâce à de grandes manifestations
culminant lors des « marches sur Paris » (« de la Bastille à la
Nation »).
L’une des questions que personne n’a encore posée à
propos des gilets jaunes est celle-ci : pourquoi des chaînes privées
dont le capital appartient à une poignée de milliardaires sont-elles
amenées aujourd’hui à encourager ce genre de mouvement populaire ? La
comparaison avec les siècles précédents aboutit à une conclusion
évidente. Nous vivons dans un monde beaucoup plus pacifique
qu’autrefois. Même si la journée des gilets jaunes a fait des victimes,
celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le
résultat des accidents causés par les conflits qui ont opposé le peuple
bloqueur et le peuple bloqué.
Cette pacification des relations de pouvoir permet
aux médias dominants d’utiliser sans risque le registre de la violence
pour mobiliser les émotions de leur public car la raison principale de
leur soutien au mouvement n’est pas politique mais économique : générer
de l’audience en montrant un spectacle. Dès le début de la matinée,
BFM-TV a signalé des « incidents », puis a martelé en boucle le drame de
cette femme écrasée par une automobiliste refusant d’être bloqué.
Avantage subsidiaire pour ces chaînes auxquelles on reproche souvent
leur obsession pour les faits divers, les crimes, les affaires de
mœurs : en soutenant le mouvement des gilets jaunes, elles ont voulu
montrer qu’elles ne négligeaient nullement les questions « sociales ».
Au-delà de ces enjeux économiques, la classe
dominante a évidemment intérêt à privilégier un mouvement présenté comme
hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les
gilets jaunes. Même si ce n’est sans doute pas voulu, le choix de la
couleur jaune pour symboliser le mouvement (à la place du rouge) et de
la Marseillaise (à la place de l’Internationale) rappelle
malheureusement la tradition des « jaunes », terme qui a désigné pendant
longtemps les syndicats à la solde du patronat. Toutefois, on peut
aussi inscrire ce refus de la « récupération » politique dans le
prolongement des combats que les classes populaires ont menés, depuis la
Révolution française, pour défendre une conception de la citoyenneté
fondée sur l’action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes
en refusant toute forme de récupération des partis politiques assument
aussi confusément la tradition des Sans-culottes en 1792-93, des
citoyens-combattants de février 1848, des Communards de 1870-71 et des
anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque.
C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté
populaire qui a permis l’irruption dans l’espace public de porte-parole
qui était socialement destinés à rester dans l’ombre. Le mouvement des
gilets jaunes a fait émerger un grand nombre de porte-parole de ce type.
Ce qui frappe, c’est la diversité de leur profil et notamment le grand
nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était
le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces
leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une
conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau
scolaire et la pénétration des techniques de communication
audio-visuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence
est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le
sentiment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers
représentent encore 20% de la population active, aucun d’entre eux n’est
présent aujourd’hui à la Chambre des députés. Il faut avoir en tête
cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet
populaire de la politique politicienne.
Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas « les
professionnels de la parole publique » que sont les journalistes des
chaînes d’information continue. En diffusant en boucle les propos des
manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats
et les partis, ils poursuivent leur propre combat pour écarter
les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les
porte-parole légitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils
cautionnent la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise elle aussi à
discréditer les structures collectives que se sont données les classes
populaires au cours du temps.
Etant donné le rôle crucial que jouent désormais les
grands médias dans la popularisation d’un conflit social, ceux qui les
dirigent savent bien qu’ils pourront siffler la fin de la récréation dès
qu’ils le jugeront nécessaire, c’est-à-dire dès que l’audimat exigera
qu’ils changent de cheval pour rester à la pointe de « l’actualité ». Un
tel mouvement est en effet voué à l’échec car ceux qui l’animent sont
privés de toute tradition de lutte autonome, de toute expérience
militante. S’il monte en puissance, il se heurtera de plus en plus à
l’opposition du peuple qui ne veut pas être bloqué et ces conflits
seront présentés en boucle sur tous les écrans, ce qui permettra au
gouvernement de réprimer les abus avec le soutien de « l’opinion ».
L’absence d’un encadrement politique capable de définir une stratégie
collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de
la lutte des classes est un autre signe de faiblesse car cela laisse la
porte ouverte à toutes les dérives. N’en déplaise aux historiens (ou aux
sociologues) qui idéalisent la « culture populaire », le peuple est
toujours traversé par des tendances contradictoires et des jeux internes
de domination. Au cours de cette journée des gilets jaunes, on a
entendu des propos xénophobes, racistes, sexistes et homophobes. Certes,
ils étaient très minoritaires, mais il suffit que les médias s’en
emparent (comme ils l’ont fait dès le lendemain) pour que tout le
mouvement soit discrédité.
L’histoire montre pourtant qu’une lutte populaire
n’est jamais complètement vaine, même quand elles est réprimée. Le
mouvement des gilets jaunes place les syndicats et les partis de gauche
face à leurs responsabilités. Comment s’adapter à la réalité nouvelle
que constitue la « démocratie du public » pour faire en sorte que ce
type de conflit social – dont on peut prévoir qu’il se reproduira
fréquemment – soit intégré dans un combat plus vaste contre les
inégalités et l’exploitation ? Telle est l’une des grandes questions à
laquelle il faudra qu’ils répondent.