En finir avec le statut des fonctionnaires et avec le Code du travail. Ces annonces du ministre Macron ne sont pas des mots en l'air.
Le gouvernement a élaboré tout un calendrier de mesures pour y parvenir.
Et il compte bien entendu, sur la participation des directions syndicales au "dialogue social" pur vaincre les résistances des salariés du public ou du privé.
Un article de Richard Abauzit précise un aspect de cette "individualisation" des droits qui sonne la mort des droits et acquis collectifs qui unifient les travailleurs face au patronat.
à lire ICI
ou ci-après
La dernière main au livret ouvrier du XXIe siècle
Le
30 décembre 2014, avec la publication d’un décret portant création d’un
traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “Système
d’information du compte personnel de formation” relatif à la gestion des
droits inscrits ou mentionnés au compte personnel de formation, le gouvernement
a réussi à mettre la dernière main au livret ouvrier de ce siècle.
Les
données du “passeport d’orientation, de formation et de compétences” y
seront collectées. Et c’est la
Caisse des Dépôts et des Consignations (groupe mixte
public/privé depuis sa privatisation partielle en 1999), dont la mission est de
contribuer “au développement des entreprises”, qui sera chargée de
mettre en œuvre et gérer ce système d’information (1).
Un premier mensonge
Le
décret commence par un mensonge. Les publics concernés seraient limités aux “stagiaires
de la formation professionnelle”, à la “Caisse des dépôts et
consignations” et aux “financeurs de la formation professionnelle”,
ce qui fait déjà du monde. Mais le texte oublie de dire que les millions de
salariés du privé et les millions d’élèves et apprentis sont au premier chef
concernés.
On
apprend ensuite qu’il a été jugé nécessaire – en application de la loi
n° 2014-288 du 5 mars 2014, issue de l’ANI de décembre 2013, lui-même issu
de l’ANI scélérat du 11 janvier 2013 – de faire un fichier pour les très mal
nommés comptes “personnels” (!) de formation qui remplacent le droit individuel
à la formation (DIF). Fallait-il un fichier – et d’une taille gigantesque –
pour qu’une entreprise et un salarié parviennent à additionner les 24 heures de
formation annuelle censées créditer ce compte ?
Fallait-il
que ce traitement automatisé de données personnelles soit centralisé ? Et
pourquoi par la Caisse
des dépôts et consignations ?
Rappelons
que cet organisme a été mis à contribution depuis 2002 par l’ancien ministre de
l’Éducation nationale Darcos pour y mettre en place partout les Espaces
Numériques de Travail.
On
peut rappeler la critique faite alors par le CNRBE : “L’un des buts
affichés des ENT (cahiers de texte en ligne, notes en ligne, espaces ouverts
aux parents, aux enseignants et aux élèves eux-mêmes), est de favoriser
l’implication des parents dans l’école. Dans les faits, […] non seulement les
ENT éloignent physiquement les parents de l’école, mais dévalorisent leur rôle
en le limitant à une surveillance et un contrôle de leurs enfants à distance
(ainsi que leurs enseignants), à l’exclusion de tout autre rôle éducatif”. De
plus “Les bulletins de notes, livrets scolaires, passé de l’enfant qui
appartenaient uniquement à l’enfant et à sa famille, deviennent propriété de
l’État et des sociétés privées qui stockent ces données” (2).
L’analyse
du décret du 30/12/2014 permet de saisir tout l’intérêt pour le patronat du
choix de la Caisse
des dépôts et consignations, organisme public de moins en moins public.
Et un deuxième
L’énoncé
des finalités du fichier constitue le deuxième mensonge, les trois objectifs
annoncés ne concernant que le seul compte personnel de formation :



Un gigantesque CV électronique
Or,
après avoir lu l’incroyable accumulation de données personnelles censées
répondre aux finalités liées au compte “personnel” de formation (pas moins de
83 champs, dont l’identifiant le plus liberticide, celui de la sécurité sociale
– 99,2 millions de personnes immatriculées en 2007 –, le handicap éventuel,
l’adresse éventuelle à l’étranger, les numéros de téléphone et l’adresse
électronique, les périodes d’inactivité avec les dates et les causes, la durée
du travail, la rémunération, l’effectif de l’entreprise, la date éventuelle de
décès…), on découvre que, pour les mêmes finalités, il est possible
d’enregistrer dans le fichier les données relatives au “passeport
d’orientation, de formation et de compétences”.
Passée
la surprise de découvrir un terme inconnu, on comprend, en lisant la loi du 5
mars 2014 qu’avec le “passeport d’orientation, de formation et de compétences”
créé par cette loi, on assiste au retour du kafkaïen “passeport orientation et
formation” créé par la loi n°2009-1437 du 24 novembre 2009 (ancien article
L.6315-2 du Code du travail, discrètement abrogé par la loi du 5 mars 2014).
Ici
l’ajout du terme “compétences” signe l’involontaire aveu de ce qu’est ce
“passeport” : un gigantesque CV électronique.
Le
gouvernement a déjà mis en place le site permettant la mise en œuvre du
fichier.
Il
s’intitule, mensongèrement, “ monCompteFormation.gouv.fr” et, dans l’espace
dédié aux titulaires du compte, il est indiqué qu’à partir de 2015, il y aura
la possibilité de stocker ou de créer le passeport en question. Dans les
gestionnaires du site, outre la
Caisse des dépôts et le Ministère de la formation
professionnelle, on trouve les employeurs (organisations représentatives au
niveau national, ou multi-professionnel ainsi que les entreprises sur les
marchés de la formation et des privés d’emploi) participants au “Conseil
paritaire interprofessionnel national pour l’emploi et la formation” (nouvel
article L.6123-5 du Code du travail) , opportunément créé par la loi du 5 mars
2014 précitée, conseil paritaire national accompagné par des “comités
régionaux” créés par la même loi.
Un décret validé par le Conseil d’État
En
2010, le Conseil d’État avait refusé d’avaliser le décret d’application de la
loi du 24 novembre 2009, décret qui instituait le “passeport orientation et
formation”. Ce “passeport” était en fait l’EUROPASS, CV électronique, avec
la marque déposée par la
Commission européenne, en 2004 et qui s’applique dans toute
l’Union européenne (en vue de sa mise en œuvre, la standardisation nécessaire
de tous les systèmes d’enseignement et de tous les diplômes et titres de
qualification a été, grosso modo, achevée en 2012).
Le
Conseil d’État avait légitimement fait valoir que le passeport en question
n’était pas, contrairement à ce qui était affirmé, “personnel”. Les élus de
droite avaient protesté contre ce retard, ils ont été entendus par l’actuel
gouvernement. Peut-être le Conseil a-t-il été sensible au fait que le décret
précise que le titulaire du compte “accède directement” à ses données relatives
au passeport en vue de les constituer et les mettre à jour et que les “agents
des organismes de conseil en évolution professionnelle”, les seuls à
explicitement y avoir accès, auraient besoin d’une autorisation du titulaire.
Retour du “passeport orientation et formation”
La
comparaison du contenu du “passeport orientation et formation” prévu par
la loi de 2009 et des données que le décret permet de collecter permet de
confirmer qu’il s’agit bien du même “passeport”. La transformation aussi
discrète qu’incontestable résulte de la loi du 5 mars 2014 qui, en créant le “passeport
d’orientation, de formation et de compétences” (nouvel article L.6323-8 du
Code du travail ) a également substitué cette appellation au “passeport
orientation et formation” pour les volontaires du service civique (ex
service national). Ci-dessous, en italique, les libellés des données qui seront
collectées dans le “passeport d’orientation, de formation et de compétences”
(décret du 30/12/2014) et en droit, les libellés des données du “passeport
orientation et formation” (loi de 2009) :





Qui aura accès à ce fichier ?
Le
titulaire du compte personnel de formation “accède directement aux données à
caractère personnel le concernant, en vue de constituer et mettre à jour ses
données à caractère personnel, son dossier de formation et son passeport
d’orientation, de formation et de compétences”.
Mais
le texte donne une longue liste et pas toujours précise (quels sont les “agents
des employeurs” cités ?) de tous ceux qui auront accès, pour la constitution
et la mise à jour, à ce fichier si sensible, sans que soit clairement précisé
quelles seront les données accessibles à cette fin.
Les
“agents de la Caisse
des dépôts et consignations” ont accès à “tout ou partie” des données pour “la
constitution et la mise à jour des données relatives aux comptes d’heures et de
formation” (on peut supposer que le “et” avant “de formation” est une erreur),
ainsi qu’aux “données relatives au compte d’heures, au projet de formation
et aux sources de financement de la formation”.
Les
“agents des collectivités et organismes chargés du financement des formations”
(organisme collecteur paritaire, organisme paritaire agréé au titre du congé
individuel de formation, collectivités, Pôle-emploi, Fonds de développement
pour l’insertion professionnelle des handicapés) et “les agents des employeurs
assurant la gestion du financement des heures de formation acquises au titre du
droit individuel à la formation” pourront accéder aux données personnelles
“pour la constitution ou la mise à jour des données relatives au compte
d’heures, au projet de formation et aux sources de financement de la
formation”.
Les
“agents des organismes de conseil en évolution professionnelle” y auront accès
pour “les données relatives aux comptes d’heures de formation, à l’historique
des formations suivies ou au contenu du passeport d’orientation, de formation
et de compétences, lorsque cet organisme a été autorisé à cet effet par le
titulaire du compte”.
Rappelons
que ces organismes de conseil, prévues par la loi Fillon de 2005, repris par
l’ANI du 11 janvier 2013 et la loi du 14 juin 2013, ont été créés pour procéder
à l’extinction des conseillers d’orientation publics et gratuits ainsi que pour
servir de rabatteurs pour les besoins strictement locaux du patronat.
À qui sont destinées les données ?
La
liste des destinataires des données n’est pas précise (Quels sont les “agents”
des organismes cités ?) pas plus que les données qui leur seront
accessibles (“tout ou partie […] dans les limites strictement nécessaires à
l’exercice de leurs missions”…) :
“Les agents de la Caisse nationale
d’assurance vieillesse, dans le cadre de la gestion du compte personnel de
prévention de la pénibilité” ;



Un dispositif liberticide
La CNIL a définitivement décidé
de fermer ses yeux ; c’est ce que montre la liste des multiples
interconnexions avec d’autres systèmes d’informations :






La
dimension numérique de ces données constitue ni plus ni moins un immense
fichage de tous les travailleurs de France et d’Europe, fichage digne d’un État
totalitaire. Toutes nos libertés sont ainsi lourdement menacées.
Le droit d’opposition prévu à l’article 38 la loi du 6 janvier 1978 ne s’applique pas à ce fichier, une habitude désormais depuis que le CNRBE a tenté de faire valoir ce droit en justice.
Le droit d’opposition prévu à l’article 38 la loi du 6 janvier 1978 ne s’applique pas à ce fichier, une habitude désormais depuis que le CNRBE a tenté de faire valoir ce droit en justice.
Enfin,
last but non least, les données pourront être conservées jusqu’à trois ans
après… le décès du titulaire du compte “personnel” de formation ! Et même
plus “en cas de contentieux” !
Par
contre, au bout d’un an, il ne sera plus possible de savoir qui est intervenu
et pourquoi sur le fichier, ces données n’étant pas conservées au-delà. On se
réjouit de voir qu’il y a encore des personnes dont la vie privée est prise en compte.
Dislocation du droit du travail
Ce
décret entré en vigueur le 1er janvier 2015, participe du processus
d’individualisation extrême du rapport au travail. Au XIXe siècle, le livret
ouvrier était un outil de contrôle social et de restriction de la libre
circulation des ouvriers : institué par Napoléon, il fut abrogé sous la Troisième République.
Le
livet ouvrier du XXIe siècle s’inscrit dans le sillage de la loi Macron (3), de
la liquidation du droit du travail au profit du contrat de gré à gré qui en est
la négation. Cela répond aux exigences du MEDEF : chaque salarié,
désormais flexible et adaptable, devrait valoriser son capital personnel (ses
compétences) contre les autres. Cela ne peut qu’entraîner un écrasement des
salaires.
Ainsi
se confirment les conclusions de l’article publié par le CNRBE en janvier 2013,
Le fichage des compétences à l’assaut du droit du travail : “Les
antagonismes sociaux, les classes sociales s’évaporent : c’est chacun
contre les autres, comme dans la téléréalité. Il n’y a plus de défense des
personnels ni de recours en regard du droit du travail puisqu’il n’y a plus de
droit du travail. L’individualisation exacerbée aboutit également à
l’extinction du syndicalisme au profit du partenariat social”. (4)
Richard
Abauzit
(1) Décret n°2014-1717 du 30
décembre 2014 http://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/12/30/2014-1717/jo/texte
(2) Collectif national de
résistance à Base élèves (CNRBE) : https://retraitbaseeleves.wordpress.com/autres-fichiers-de-len/ent/
(3) Lire l’article de Richard
Abauzit publié dans le n°5 de la revue : http://www.emancipation.fr/spip.php?article1031
(4) Article republié sur le site
d’Émancipation : http://www.emancipation.fr/spip.php?article854
ou https://retraitbaseeleves.wordpress.com/2013/01/25/brochure-competences-droit-du-travail/
L’Émancipation syndicale et
pédagogique –2/02/2015 – page 12 à 14