mardi 26 mai 2015

Économie mondiale - “Une situation systémique qui est spécifique à la financiarisation comme phase historique”

Article de François Chesnais

La lutte menée face au capital par les travailleurs/travailleuses et les couches urbaines et rurales paupérisées partout dans le monde se déroule aujourd’hui dans le cadre de l’économie et la société capitaliste mondiale à un moment spécifique de son histoire, qui est aussi celle de l’humanité. La crise économique et financière – qui a commencé en juillet-août 2007, connu un premier moment paroxystique en septembre 2008 (faillite de Lehmann) et débouché sur une récession mondiale suivie d’une stagnation sans fin [1] – est bien plus qu’une nouvelle «très grande crise».

Elle marque à un degré jamais connu avant les limites historiques du capitalisme qui, faute d’avoir pu être transcendées, annoncent une nouvelle époque de barbarie. Cette dernière inclut centralement le basculement, différencié bien entendu entre pays et continents, dans les formes d’exploitation et les conditions d’existence des travailleurs et des masses paupérisées, mais aussi le changement climatique et d’autres dimensions de la crise environnementale (par exemple les pollutions chimiques) dont ils sont déjà le plus souvent les premiers à subir les conséquences. Enfin, elle est marquée par des guerres nouvelles dont les populations paupérisées sont une fois encore les premières victimes, comme au Proche et au Moyen Orient.

Les luttes menées par les travailleurs et les opprimé•e•s sont morcelées entre pays. Dans le cadre européen, lors des années 1990, les grandes grèves avaient un écho d’un pays à l’autre; ces avancées n’ont pas résisté à la crise et la montée du chômage. La mise en concurrence directe des travailleurs sur le plan de l’emploi et des salaires entre pays d’un même continent ¬– ainsi que d’un continent à l’autre – dans le cadre de l’économie mondialisée présente donne à chaque bourgeoisie, quelle que soit sa place dans la structure hiérarchique changeante du capital mondial, une position de force inédite historiquement à l’égard de ses «propres» travailleurs, travailleurs immigrés compris. Elle est adossée au capital comme rapport d’exploitation et de domination mondial et c’est au capital compris ainsi que les travailleurs se heurtent en dernière instance, partout où ils se trouvent.
Ce texte vise à contribuer à une caractérisation de ce moment historique. Il porte sur des questions spécifiques relatives au mouvement économique du capitalisme mondial (presque rien ne sera dit sur le changement climatique). Il est complémentaire à celui écrit en août 2014 [2]. Quelques arguments sont repris ou développés. Il est fait d’une combinaison de rappels théoriques essentiels (dont je fais l’exégèse, ce qui est considéré très souvent comme «archaïque», mais reste nécessaire) sur lesquels je prends appui pour développer des éléments d’interprétation et présenter des données empiriques relatives à des questions qui n’attirent pas l’attention qu’elles méritent. Cette première partie est centrée principalement sur la production et l’appropriation de la plus-value dans le cadre de l’économie mondialisée.
La seconde partie portera sur l’accumulation, à partir des années 1960, de capital sous la forme de capital fictif, les nouveaux types d’actifs spéculatifs créés dans les années 1990, la crise financière de 2007-2008 et la puissance que la finance a conservée. C’est dans la seconde partie que sera traité le «shadow banking».
Le marché mondial pleinement constitué
Depuis le tournant du vingtième siècle, disons pour donner une date depuis l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, nous sommes aux termes du processus énoncé par Marx comme quoi «le marché mondial est contenu dans la notion même de capital».  Après Marx et Engels, parmi les grands penseurs révolutionnaires c’est surtout Trotski qui a développé cet énoncé et ses conséquences. On peut donc prendre comme point de départ la Préface à l’édition française de La révolution permanente lorsqu’il écrit contre la théorie du «socialisme en un seul pays» développé par Staline :
«Le marxisme procède de l’économie mondiale considérée non comme la simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division internationale du travail et par le marché mondial qui, à notre époque, domine tous les marchés nationaux».
La qualité de «puissante réalité indépendante» de l’économie mondiale s’exprime d’abord dans le fait que l’anarchie de la production capitaliste et «les lois immanentes de la production capitaliste imposée par la concurrence comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel» [3] a le marché mondial comme terrain. Elle fait d’autant plus de ravages qu’elle s’impose à de très grands groupes industriels et commerciaux soutenus par des appareils d’État qui sont les protagonistes d’une intense rivalité oligopolistique dont les conséquences leur échappent. Les mouvements du prix du pétrole en sont un exemple: huit ans après une phase de très forte hausse, en 2014 une chute brutale. Ils sont la conséquence de changements dans les sources d’approvisionnement et dans la stratégie géopolitique des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite (sans parler d’accentuations de sa pression sur le Venezuela et sur la Russie), mais leur effet d’ensemble est de retarder encore la «reprise». La vitesse de propagation mondiale des crises financières, dont 2008 a fourni un exemple, est celle de cette «puissante réalité indépendante» qui naît de la constitution du marché mondial.
L’économie mondiale est un ensemble hiérarchisé. Si  «l’Angleterre et l’Inde, les États-Unis et le Brésil (sont) les éléments d’une plus haute unité qui s’appelle l’économie mondiale», ils n’y occupent pas la même place. Au moment où Trotski écrit les uns en ont déterminé la configuration en tant que puissance impérialiste, les autres s’y sont vu assigner une place subordonnée de pays colonial ou néocolonial. Certains ont pu ensuite en sortir du fait de l’entre-déchirement des États impérialistes et du mouvement de libération nationale des années 1945-1980. Pour beaucoup de pays, le terme néocolonial demeure une caractérisation exacte et pour d’autres encore la meilleure approximation pour définir une situation de pays subissant les effets de ce qui est nommé pudiquement des «rapports asymétriques».
Poursuivons la lecture: «L’évolution du capitalisme – si on la considère dans sa réalité historique et non dans les formules abstraites du second tome du Capital, qui conservent pourtant toute leur importance comme phase de l’analyse – s’est faite de toute nécessité par une extension systématique de sa base. Au cours de son développement et, par conséquent, au cours de la lutte contre ses propres contradictions intérieures, chaque capitalisme national se tourne de plus en plus vers les réserves du ‘marché extérieur’, c’est-à-dire de l’économie mondiale».
C’est à partir des «contradictions intérieures» des États-Unis et de l’Europe qu’il faut encore analyser la genèse et l’essor de la mondialisation du capital contemporaine, dite aussi mondialisation «néolibérale». C’est aux États-Unis qu’il faut rechercher les germes de la crise économique et financière mondiale ouverte en juillet-août 2007. C’est eux qui ont mis en mouvement la «puissante réalité indépendante» telle qu’elle s’est manifestée sous la forme de très grande crise de 2008 sur des marchés financiers où la tendance à l’autonomie du capital-argent porteur d’intérêts et du capital fictif avait été portée à un niveau hors de tout contrôle. A partir du tournant du siècle, sous l’effet de ses «propres contradictions intérieures», la Chine, réduite à un statut semi-colonial à la fin du XIXe siècle, puis devenue un espace d’accumulation autocentrée, s’est tournée elle aussi «vers les réserves du ‘marché extérieur’», avec une forte dépendance à l’égard des exportations, ainsi que l’établissement du fait de ses besoins en matières premières et l’importance de ses capitaux des rapports de domination économique avec des États africains et de rivalité avec de «vieux» pays industriels relevant en gros de l’analyse faite au chapitre VII de L’impérialisme, stade suprême. Aujourd’hui «procéder de l’économie mondiale» exigerait de placer la Chine au centre de l’analyse et non d’en faire une grande économie qu’on essaie (ou non) d’inclure à la fin d’analyses dont les États-Unis restent le pivot. C’est la Chine qui a permis au capitalisme mondial d’éviter en 2009 que la récession partie des  États-Unis se transforme en une dépression de type 1930. L’injection d’argent pour sauver le système financier n’aurait pas réussi si l’accumulation massive de capital réel en Chine n’avait pas assuré un vaste débouché aussi bien aux machines industrielles allemandes qu’aux matières premières de base en provenance des pays voisins d’Asie et d’Amérique du Sud.
Aujourd’hui la  faible reprise étatsunienne a un effet bien inférieur sur l’état de l’économie mondiale que le ralentissement de la croissance chinoise rattrapée par la suraccumulation de moyens de production et tributaire des rapports économiques et politiques du système chinois dont la bulle immobilière et la formation d’un «shadow banking» chinois sont les manifestations.
Comme je l’ai écrit dans l’article d’août 2014 [voir article sur ce site, en date du 11 août 2014, onglet économie], le FMI et l’OCDE font désormais des projections mondiales dans lesquelles la Chine est centrale, dont faute des compétences particulières demandées je n’ai pas à chercher à comprendre la méthodologie. Dans des pays comme le Brésil les effets de changements dans la demande chinoise sont désormais chiffrés. Mais une «macroéconomie mondiale», marxienne ou marxo-keynésien-structuraliste fait terriblement défaut [4].
La division internationale du travail aujourd’hui
Le capital accumulé et centralisé dans le cadre des économies de l’État-nation s’étend vers l’extérieur par l’investissement direct, autant et dans beaucoup de secteur plus que par les exportations. L’émergence contemporaine du «marché mondial pleinement constitué» est le résultat successivement de l’internationalisation des groupes financiers à dominante industrielle [5] des années 1965-1985, dans un cadre d’économies à accumulation autocentrée encore partiellement protégées, puis à partir des années 1990 de la mondialisation du capital proprement dite. Celle-ci est née de la libéralisation et de la déréglementation qui ont été organisées d’abord par des opérations et flux financiers par les pays du G7, le FMI et la Banque mondiale à partir des années 1978-1982, puis par des échanges commerciaux, de l’investissement direct à l’étranger (IDE) dans le cadre de l’OMC. La libéralisation, la déréglementation et la mondialisation financières ont été la première étape et en quelque sorte le fer de lance de la mondialisation du capital, mais la dimension décisive en est l’articulation entre la libéralisation des échanges commerciaux et celle de l’investissement direct à l’étranger (IDE). A partir de 1994, c’est à l’OMC que la partie essentielle se joue pour le capital financier et les gouvernements du G7. La pleine intégration de la Chine au marché mondial par son adhésion à l’OMC en marque la pleine réussite et représente le moment d’apogée de la mondialisation néolibérale.
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