Il n’a pas été aisé de prendre position sur le référendum concernant
l’Union européenne. Le choix de rester/de sortir était essentiellement
une dispute au sein de l’élite politique et des directions des grandes
entreprise sur ce qui était le mieux pour le capitalisme britannique.
Nous ne voulons être gouvernés ni par la City de Londres ni par la
Banque centrale européenne. Les deux sont dirigés par des banquiers. Les
deux sont fortement connectés à la financiarisation [de l’économie],
aux privatisations et à l’austérité. Les deux actionnent des mécanismes
qui ponctionnent les richesses en direction du 1%.
Il aurait été possible de soutenir avec force l’abstention.
L’argument aurait pu être déployé de la sorte: il s’agit d’une dispute
entre deux factions rivales des dominants sur la meilleure manière
d’organiser l’exploitation et l’accumulation du capital. Il s’agit de
savoir comment réaliser au mieux des profits. Dans les deux cas, nous
sommes arnaqués et ils s’enrichissent. Les travailleurs se trompent
s’ils pensent que l’un ou l’autre les représentent ou que l’un ou
l’autre choix, rester ou partir, leur sera avantageux.
En théorie, un tel argument est solide. Mais, comme le disait Goethe, «grise, mon ami, est toute théorie, mais vert est l’arbre d’or de la vie».
Ce qui est exact dans l’abstrait – que rien ne motive d’opérer un choix
entre la City de Londres et la Banque centrale européenne – ne se
révèle pas nécessairement juste lorsqu’on le transfère dans le domaine
concret des débats politiques vivants. J’y reviendrai. Avant cela, je
voudrais dire une chose sur le Lexit [compression de Left et Exit, soit la campagne de gauche en faveur du Brexit].
Alors qu’il aurait été possible de soutenir avec force l’abstention –
même de manière abstraite – on ne peut dire la même chose de l’argument
en faveur du Leave [«partir», quitter l’UE, soit voter le
Brexit]. La question n’est pas de savoir que l’UE est un club de
banquiers, que l’UE est antidémocratique et qu’elle impose
privatisations et austérité. Tout cela est vrai, mais c’est hors de
propos. Car exactement la même chose peut être dite de «l’alternative»:
la City de Londres.
Une version quelque peu plus sophistiquée du Lexit disait
ceci: l’UE est le mega-projet des élites politiques et des dirigeants
des grandes entreprises d’Europe, y compris de son consortium
britannique à moitié détaché. Le Brexit ouvrira la crise de ce
projet. La crise de leur système sera notre opportunité. Nous nous
réjouissons de la crise du capitalisme européen causé par la rupture
avec l’UE.
Des arguments similaires ont été avancés dans le passé. Le Parti
communiste allemand, aux ordres de Moscou, se réjouit de la crise de la
République de Weimar au début des années 1930. Il refusa de s’allier
contre le fascisme avec le Parti social-démocrate d’Allemagne (qualifié
de «social-fasciste»), et affirma que la dictature d’Hitler serait le
tremplin de la révolution socialiste. Nous savons ce qui suivit.
Laissez-moi indiquer quelle est l’erreur fondamentale qui soutient ce
raisonnement: elle consiste à penser que toute crise – et toute
expression de mécontentement de masse – bénéficiera d’une manière ou
d’une autre à la gauche. En réalité, comme l’expliquait Lénine, la
classe dominante peut survivre à toute crise si les travailleurs le
permettent, et, pour reprendre les termes de Trotsky, il y a deux partis
à toute crise: celui de l’espérance révolutionnaire (les socialistes –
en anglais, le terme «socialiste» a une connotation radicale qui
n’existe pas (plus) en français) et le parti du désespoir
contre-révolutionnaire (les fascistes).
Je ne peux pas condamner des camarades de la gauche qui n’ont pas
saisi ce point lors de la campagne référendaire. Parmi eux figurent un
grand nombre d’amis dont l’engagement, l’idéalisme et la decency ne
font aucun doute. Mais ceux-ci doivent désormais regarder la réalité
nue en face. Les abstentionnistes qui se sont réfugiés dans l’abstention
doivent faire de même.
Si le monstre du nationalisme et du racisme qui incubait dans le camp du Brexit était
loin d’être apparent lors de la campagne, il est aujourd’hui
indéniable. Pourtant, j’ai vu des révolutionnaires dont je respecte les
opinions affirmer que le référendum sur l’UE représentait un «vote de
classe» et, parce que les communautés de la classe laborieuse ont
fortement voté contre le camp du Remain, que nous assistons à une révolte populaire contre l’austérité et l’inégalité.
Il s’agit là d’une idiotie à couper le souffle. Cela revient
transformer toute distinction entre la «classe en soi» et la «classe
pour soi» en un non-sens, alors que c’était une distinction vitale pour
Marx, qui connaissait les grandes différentes entre la simple
appartenance de classe – propre à la description sociologique – et une
lutte de masse consciente de travailleurs agissant en leur nom pour
changer le monde. Dans un certain sens, l’ensemble de l’activité
socialiste résulte de cette distinction.
Il y a de quoi perdre son latin lorsque l’on voit que des socialistes
pensent que le fait que des millions de membres des classes laborieuses
votent pour Johnson, Gove et Farage – qui a mené la campagne de
votations la plus raciste de l’histoire britannique récente – puisse
d’une manière ou d’une autre être interprété comme un «vote de classe»
ou, ainsi que l’affirme le site internet du Lexit, que les résultats
constituent une «victoire de gauche».
Dans une crise, le centre ne peut se maintenir et le mécontentement
populaire peut être gagné et canalisé soit par la droite, soit par la
gauche. La gauche n’a aucun espoir si elle ne parvient pas à faire la
distinction. La voici donc.
La campagne pour le Brexit était contre l’UE, contre
Westminster [siège du parlement anglais] et contre l’establishment – de
même que la campagne d’Hitler était opposée à la République de Weimar en
1932. La campagne du Brexit a drainé de grands réservoirs
d’amertume parmi celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle
sociale, les victimes de la mondialisation, du néolibéralisme et de
l’austérité – de même qu’Hitler était soutenu par les chômeurs, les
travailleurs inorganisés, les petits commerçants ruinés, le «petit
peuple» qui se sentait oublié, ignoré et abusé. La campagne Brexit a attisé une vague de racisme anti-immigré – de même qu’Hitler rendait les Juifs responsables des problèmes de l’Allemagne.
La victoire du Brexit signifie donc une brusque embardée
vers la droite. L’UKIP surfe sur cette vague. La droite du Parti
conservateur prendra la tête du parti. Le New Labour a
déclenché son coup lent pour se débarrasser de Corbyn (et ceux qui
doutent de la trajectoire vers la droite de la politique britannique
devraient remarquer que Corbyn est déconnecté de la base travailliste
précisément parce qu’il est «soft» sur les questions d’immigration) [1].
A travers l’Europe, l’extrême droite se félicite du Brexit et
exige la tenue de référendums dans leurs pays respectifs. L’UE pourrait
bien se rompre (déchirée, il convient de le noter, non par le «parti de
l’espérance révolutionnaire», mais par le «parti du désespoir
contre-révolutionnaire»).
Nous vivons une époque dangereuse. Malgré l’ampleur du pouvoir des
capitalistes, l’avidité grotesque des riches et la crise sociale
croissante qui afflige les classes laborieuses et les pauvres, la
résistance est faible et la gauche – frappée par l’autonomisme, le
sectarisme et, pour certains, par un refus obstiné d’affronter la
réalité – est réellement sans influence.
Pourtant, la gauche doit agir. La crise mondiale est profonde,
incurable et destinée à empirer. Les enjeux historiques n’ont jamais été
aussi élevés. La gauche doit édifier une alternative de combat fondée
sur les luttes de masse à partir d’en bas. Un bon point de départ
pourrait être la reconnaissance simple que le vote Brexit représente une montée de la droite – un triomphe du trumpisme (allusion
à D. Trump) – et si nous ne parvenons pas à agir rapidement ensemble,
le danger est que l’extrême-droite, ici et à travers l’Europe, se
développe en un fascisme affirmé. (Article publié le 26 juin sur le site
LeftUnity.org, traduction A l’Encontre)
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[1] La moitié du «cabinet fantôme» travailliste, c’est-à-dire les
membres du «gouvernement parallèle» («Shadow Cabinet», «gouvernement
fantôme») de l’opposition chargé de surveiller les ministres du
gouvernement, a démissionné; un vote de défiance des députés
travaillistes a donné 172 voix contre lui et 40 pour jeudi 28 juin 2016;
le même jour, plus de 10’000 personnes manifestaient à Londres pour
soutenir Corbyn. (Rédaction A l’Encontre)
Source : http://alencontre.org/europe/royaume-uni-le-brexit-et-la-crise-de-la-gauche-britannique.html