Extrait
Article à retrouver en entier sur http://qg.media/2021/11/30/le-naufrage-de-la-gauche-politique-face-au-covid-par-toby-green-et-thomas-fazi/
(...)
Aujourd’hui, alors que les pays européens expérimentent des restrictions
de plus en plus importantes à l’égard des personnes non vaccinées, les
commentateurs de gauche – habituellement si prompts à défendre les
minorités victimes de discrimination – se distinguent par leur silence.
En tant qu’écrivains qui se sont toujours positionnés à gauche, nous sommes troublés par cette tournure des événements. N’y a-t-il vraiment aucune critique progressiste à formuler à l’encontre de la mise en quarantaine d’individus en bonne santé, alors que les dernières recherches indiquent qu’il existe qu’une différence infime en termes de transmission du virus entre les personnes vaccinées et non vaccinées ? La réponse de la gauche au covid apparaît maintenant comme faisant partie d’une crise plus large dans la politique et la pensée de gauche – une crise qui dure depuis au moins trois décennies. Il est donc important d’identifier le processus par lequel cette crise a pris forme.
La gauche a adopté le confinement pour de mauvaises raisons
(...) Très rapidement, les gauches occidentales ont donc adopté le
confinement, considéré comme un choix « pro-vie » et « pro-collectif » –
une politique qui, en théorie, défend la santé publique ou le droit
collectif à la santé. Pendant ce temps, toute critique des confinements
était stigmatisée comme une approche « de droite », « pro-économie » et
« pro-individuelle », accusée de privilégier le « profit » et le « business as usual »
sur la vie des gens. En somme, des décennies de polarisation politique
ont instantanément politisé une question de santé publique, sans
permettre aucune discussion sur ce que serait une réponse cohérente de
la gauche. En même temps, la position de la gauche l’éloignait de toute
forme de base ouvrière, puisque les travailleurs à faible revenu étaient
les plus gravement touchés par les impacts socio-économiques des
politiques de confinement continu, et étaient également ceux qui étaient
les plus susceptibles de travailler pendant que les classes moyennes et
supérieures découvraient le télétravail et les réunions Zoom. Ces mêmes
lignes de fracture politiques sont apparues pendant les campagnes
vaccinales, puis avec la question des passeports sanitaires. La
résistance est associée à la droite, tandis que les membres de la gauche
traditionnelle soutiennent généralement les deux mesures. (...)
La gauche n’a pas compris le rôle de l’Etat dans la gouvernance néo-libérale
(...) La plupart des gens de gauche pensent que le néolibéralisme a
impliqué un « retrait » ou un « évidement » de l’État en faveur du
marché. Ils ont donc interprété l’activisme du gouvernement tout au long
de la pandémie comme un « retour de l’État » bienvenu, potentiellement
capable, selon eux, de renverser le projet prétendument anti-étatique du
néolibéralisme. Le problème avec cet argument, même en acceptant sa
logique douteuse, est que le néolibéralisme n’a pas du tout entraîné un dépérissement de l’État. Au contraire, la taille de l’État en pourcentage du PIB a continué à augmenter tout au long de l’ère néolibérale.
(...)
Aujourd’hui, le néolibéralisme s’apparente davantage à une forme de capitalisme monopolistique d’État – ou de corporatocraty
– qu’au capitalisme de marché libre de petits États qu’il prétend
souvent être. Cela explique en partie pourquoi il a produit des
appareils d’État de plus en plus puissants, interventionnistes, voire
autoritaires.
En soi, cela rend embarrassante la naïveté de la gauche qui se réjouit
d’un « retour de l’État » inexistant. Et le pire, c’est qu’elle a déjà
commis cette erreur auparavant. Même au lendemain de la crise financière
de 2008, de nombreux membres de la gauche ont salué les importants
déficits publics comme « le retour de Keynes »
alors que, en réalité, ces mesures n’avaient pas grand-chose à voir
avec Keynes, qui conseillait de recourir aux dépenses publiques pour
atteindre le plein emploi, et visaient plutôt à soutenir les coupables de la crise, les grandes banques. Elles ont également été suivies d’une attaque sans précédent contre les systèmes de protection sociale et les droits des travailleurs dans toute l’Europe.
(...)
Une dynamique similaire est à l’œuvre aujourd’hui. Prenez, par exemple,
les mesures de surveillance high-tech, les cartes d’identité numériques,
la répression des manifestations publiques et la multiplication très
rapide des lois introduites par les gouvernements pour lutter contre
l’épidémie de coronavirus. Si l’on se fie à l’histoire récente, les
gouvernements trouveront sûrement le moyen de rendre permanentes un
grand nombre de ces règles d’urgence, comme ils l’ont fait avec une grande partie de la législation antiterroriste de l’après-11 septembre.
(...)
Un autre fantasme de gauche qui a été démenti par la réalité est l’idée que la pandémie ferait naître un nouvel esprit collectif,
capable de surmonter des décennies d’individualisme néolibéral. Au
contraire, la pandémie a encore plus fracturé les sociétés : entre les
vaccinés et les non-vaccinés, entre ceux qui peuvent récolter les
bénéfices du travail intelligent et ceux qui ne le peuvent pas. De plus,
un peuple composé d’individus traumatisés, arrachés à leurs proches,
amenés à se craindre les uns les autres en tant que vecteurs potentiels
de maladies, terrifiés par le contact physique, n’est guère un bon
terreau pour la solidarité collective.
La gauche entretient une foi naïve dans la Science
Un autre facteur expliquant l’adhésion de la gauche aux « mesures
Covid » est sa foi aveugle dans la « science ». Celle-ci trouve ses
racines dans la foi traditionnelle de la gauche dans le rationalisme.
Cependant, une chose est de croire aux vertus indéniables de la méthode
scientifique, une autre est d’être complètement inconscient de la façon
dont ceux qui sont au pouvoir exploitent la « science » pour faire
avancer leur agenda. Pouvoir faire appel à des « données scientifiques
solides » pour justifier ses choix politiques est un outil
incroyablement puissant entre les mains des gouvernements. C’est, en
fait, l’essence même de la technocratie. Toutefois, cela signifie qu’il
faut sélectionner avec soin les « données scientifiques » qui
soutiennent son programme et marginaliser agressivement toute autre
opinion, quelle que soit sa valeur scientifique.
(...)
Au final, il s’agit d’un échec historique de la gauche, qui aura des conséquences désastreuses. Toute forme de dissidence populaire est susceptible d’être captée une fois de plus par l’extrême-droite, réduisant à néant toute chance pour la gauche de gagner les électeurs dont elle a besoin pour renverser l’hégémonie de la droite. Pendant ce temps, la gauche s’accroche à une technocratie d’experts sévèrement minée par ce qui s’avère être une gestion catastrophique de la pandémie en termes de progressisme social. Alors que toute forme de gauche viable et éligible s’évanouit dans le passé, le débat contradictoire et la liberté de ne pas être d’accord, qui sont au cœur de tout véritable processus démocratique, risquent fort de disparaître avec elle.
Toby GREEN (professeur d’histoire au Kings College London, auteur de The Covid Consensus: The New Politics of Global Inequality) et Thomas FAZI (écrivain, journaliste and traducteur, auteur de Reclaiming the State)
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