vendredi 21 août 2020

Bélarus (Biélorussie) : portée, tâches, perspectives (1ère partie sur 2)

Publié le 16 août par Argument pour la lutte sociale (titre : "Bélarus: portée, tâches, perspectives (1ere partie)")

 

Après l’explosion de la jeunesse, des Noirs et de larges secteurs ouvriers aux États-Unis depuis début juin, qui continue, depuis maintenant quatre jours la grève générale en Bélarus est l’évènement majeur de la lutte des classes mondiale. L’une et l’autre accentuent la crise des sommets exécutifs, celui de Washington et celui de Moscou tout particulièrement. Certes, les médias occidentaux peinent à parler de la Bélarus, quand ils connaissent ne serait-ce que son existence (et il est comique de voir les campistes pro-Poutine protester contre la « campagne des médias » au sujet de ce pays vu, pratiquement, son inexistence à ce jour). Mais les faits sont les faits. Comme disait Ferdinand Lassalle, Dire ce qui est, c’est faire acte de révolution. La plus grande grève industrielle de masse en Europe depuis trente ans a lieu actuellement en Bélarus. Ce fait à lui seul justifierait des initiatives, des formations, des mises à jour, dans toutes les organisations du mouvement ouvrier. On voit ce qu’il en est en fait. A notre échelle, nous avons donc le devoir de faire ce que nous devons, et donc ce que nous pouvons.

 

 




1) La bévue initiale.

Le nécessaire prend toujours la route du contingent. A l’origine des évènements actuels, il y a une bévue du président Alexandre Loukashenka, au pouvoir en Bélarus depuis 1994. Pour les élections présidentielles du 9 août, il a, comme à son habitude, invalidé ses principaux adversaires. Sergueî Tikhanovski, qui voulait transformer un corps de ferme en hôtel et en aurait été empêché par la bureaucratie, avait lancé un blog très populaire qualifiant Loukashenka de « cafard ». Son style et ses revendications s’inscrivaient dans le prolongement du mouvement de février-mars 2017, vague de pétitions et de petits rassemblements pacifiques dans de nombreuses villes et villages pour protester contre le décret sur le « parasitisme social » taxant de 200 dollars par an ceux qui travaillent moins de 6 mois d’affilée (on va y revenir). Il est arrêté quelques jours, ce qui permet de l’invalider pour « casier judiciaire non vierge », puis à nouveau arrêté et brutalisé en prison. Viktar Babaryka, dirigeant démissionnaire de Belgazprombank, trust gazier dont les capitaux sont détenus à 49,82% par les entreprises géantes russes (des entreprises privées directement issues de conglomérats formés sous Brejnev) Gazprom et Gazprombank, est invalidé pour « délits financiers » et fuit en Russie. Valery Tsepkalo, ancien ambassadeur de Loukashenka aux États-Unis de 1997 à 2002, puis directeur d’un parc de « nouvelles technologies » à Minsk jusqu’ à son éviction en 2017, est invalidé pour « mauvaises datations de ses signatures de soutien » (il en fallait 200.000 pour pouvoir se présenter). On remarquera que ces trois hommes sont tous issus du sérail, sauf peut-être Tikhanovski, et tous socialement liés aux secteurs des « affaires », le monde des entreprises privées, en connexion étroite et nullement en opposition, dans le cas de Babaryka et de Tsepkalo, avec celui des capitaux d’État, Tikhanovski étant le moins pourvu d’entre eux. Tous sont considérés comme plus ou moins liés au monde des entreprises de Russie.

Sans doute Loukashenka a-t-il estimé que, malgré le peu de chance de chacun de recueillir un large soutien populaire, le propre rejet envers lui, dont il doit bien avoir été renseigné par ses services, exigeait de ne pas avoir de challengers censés représenter une autre politique possible, en plus libérale, orientée vers plus d’économie privée en connexion avec la Russie. C’est là qu’il a commis sa bévue : tolérant trois candidatures de peu de portée – une entrepreneuse, et les héritiers d’anciennes oppositions affaiblies, il a en outre jugé malin de tolérer la candidature de Svetlana Tikhanovskaia, épouse du blogueur candidat emprisonné, qui avait au départ obtenu la signature de la plupart des personnes ayant signé pour la candidature de son mari, en exigeant sa libération. De son propre aveu et se présentant ainsi, une « faible femme » ne faisant « pas de politique », et piètre oratrice intimidée.

C’est le machisme bête de Loukashenka qui l’a piégé. Il s’est dit que cette pauvre idiote (ce sont ses termes) serait décorative et attesterait de sa largeur de vue. Et qu’ainsi, il pourrait humilier et moquer ses adversaires, en rigolant d’une pauvre femme, d’une nigaude, d’une greluche prétendant le défier, lui, le Chef du kolkhoze, le Moustachu, le Mec qui résiste au Covid 19 en sirotant sa vodka.

2 – La magie des « faibles » femmes …

Les ruses de l’histoire sont parfois belles. Svetlana Tikhanovskaia-la-faible, inquiète et ayant peur – à juste titre – pour son mari et ses enfants, a forcé la sympathie populaire. Précisément parce qu’elle était faible, et que le courage, c’est aussi de parler quand on a peur et que ça se voit. Ainsi exorcisait-elle des années de peur. Et, par dizaines, puis par centaines, et finalement par dizaines de milliers, ses meetings se sont remplis.

Elle a été rejointe par les épouses des deux autres candidats invalidés. Il n’est pas difficile de saisir que « derrière » elles, les forces politiques ayant d’abord soutenu ces deux candidats (plus d’ailleurs que le candidat Tikhanovski) envisagent une libéralisation politique relative du pays (ne plus avoir pour chef Loukashenka, tout simplement) assortie d’une plus grande « ouverture » aux capitaux étrangers, russes y compris aussi bien qu’allemands, et aux investissements en devises de provenance polonaise via l’émigration. Mais ce n’est pas de cela dont il était question dans ces meetings. Non pas pour tromper qui que ce soit, mais parce que c’est tout autre chose qui s’est passé. La population, femmes de tous âges en tête, reproduisant, mais à bien plus grande échelle, ce qui s’était passé quelques semaines durant début 2017, et les gens ordinaires ont senti qu’il se passait quelque chose, et que ce quelque chose c’était elles-mêmes et eux-mêmes. Dignité des femmes, élections libres, départ de Loukashenka, libération de tous les prisonniers politiques : voila tout le programme. Un programme démocratique minima, fondamental. Rien à voir, on y reviendra, avec la restauration d’un quelconque capitalisme, qui est déjà là en Bélarus. Aucun candidat masculin d’opposition n’aurait pu catalyser ainsi les profondeurs du pays. En ce sens, le moment bélarussien est l’un des grands moments du timing féministe planétaire de ces dernières années, et doit être reconnu comme tel.

Les femmes ont ouvert la brèche contre l’homme fort, et elles ont sapé la muraille à un point que l’on ne mesurait guère. Le 29 juillet à Minsk avec 100.000 participants au rassemblement venus voir les trois femmes et Svetlana-la-faible, irradiant de sa puissance réelle, on a, soudain, commencé à parler de « révolution ». Le dernier meeting prévu, qui allait vers les centaines de milliers de participants, fut interdit pour « raisons de sécurité ». Mais, pour montrer qu’il comprend les jeunes, le pouvoir avait organisé un concert rock en plein air. Svetlana-la-faible a eu l’idée de dire « allons-y !». Et en sa présence, les disc-jockeys animateurs ont repris une chanson non prévue. Peremen, « Changement », de Victor Tsoï, de l’ancien groupe russe Kino, fut un tube de la perestroïka. Son auteur est mort avec elle, d’un accident de voiture en 1990. Le récent film de Kyril Serrebrennikov, Leta, lui est consacré – son réalisateur est aux prises avec le système judiciaire russe actuel. Les disc-jockeys Kirill Glavanov et Vladislav Sokolovsky furent emprisonnés pour dix jours. L’hymne de Kino s’élevant par surprise sur la place à Minsk ce soir du 7 août 2020, c’était l’ange de l’histoire faisant un nœud pour refaire le fil de nos combats perdus mais porteurs d’espoir invincible.

Durant les mêmes journées, le pouvoir a monté un drôle de coup. 33 mercenaires ont été arrêtés, du groupe Wagner, lié au pouvoir russe, qui ont sévi en Ukraine, Syrie, Libye, Centrafrique. Lukashenka a commencé à accuser les opposants d’être liés à la Russie. L’automne dernier, il a rebuté Poutine qui proposait une union confédérale Russie-Bélarus, dont l’une des fonctions était de faire de Poutine le président à vie de cette confédération. Le refus bélarussien l’a conduit au référendum truqué de juillet dernier, modifiant la constitution, suivi des manifestations de Khabarovsk. Sur ces 33 mercenaires, 32 sont russes et un bélarussien, et l’Ukraine a réclamé l’extradition de 28 d’entre eux, ayant sévi au Donbass. Loukashenka a particulièrement insisté sur les liens prétendus entre ces nervis et Sergueï Tikhanovski. Dans un discours-fleuve télévisé, tout en sueur, il a déclaré qu’un autre groupe était « traqué dans les forêts » du sud du pays, manière d’ouvrir la possibilité de provocations armées. Et il a aussi dit qu’il n’allait tout de même pas traiter les trois femmes de « putes », ce qu’il a donc fait ainsi. Ce climat de menace a caractérisé le jour même du vote.

Sombres affaires d’espions et de mercenaires, d’un côté, affirmation de femmes disant se battre pour les leurs, pour toutes et pour tous, symbolisant une volonté démocratique montante, de l’autre, on ne saurait voir plus remarquable contraste …

3 – Le temps suspendu.

Le vote eut lieu en l’absence d’observateurs et avec l’arrestation et des brutalités contre tout journaliste indépendant. Il était difficile de dire quel serait le résultat réel mais le nombre de participants aux meetings des 3 femmes, de personnes ayant annoncé leur vote sur le net, rendait invraisemblable le résultat qui fut annoncé. La vindicte populaire qui a suivi rend tout simplement vraisemblable qu’il est l’inverse de la réalité. Carrément.

Ce résultat était donc, arrondissons, 80% pour le Chef et 10% concédés à la faible femme. Avant la fermeture du scrutin, les tanks se sont déployés dans les rues de Minsk. Internet est coupé. Dans la soirée et la nuit, dans tout le pays, les manifestations ont soudain déferlé. Svetlana Tikhanovskaia s’est déclarée élue, puis a fui en Lituanie en déclarant, visiblement apeurée pour ses proches, qu’elle suppliait les gens de ne pas manifester. Quelques jours plus tard, le gouvernement lituanien a tenté de dessiner l’idée d’un « gouvernement de transition » autour d’elle, qui semble mal engagée : elle a assumé son rôle non de leader, mais de symbole, saluons-la … d’autant qu’elle a gagné l’élection, il n’y a guère de doute !

La répression s’abat le soir du 9 août et le lendemain. Les Omon, police spéciale du régime, arrêtent au hasard, 2000 dès le 10 août, bientôt 10.000. Premier mort officiel. Les manifestations semblent se disperser, voire s’arrêter. On ne peut pas manifester en Bélarus, dit-on. On klaxonne, on lance un slogan d’un balcon, et même cela est dangereux. Comme dans les « pays arabes » et, en général, les dictatures. L’UE à ce stade n’a rien dit. Les commentateurs autorisés annoncent que tout va rentrer dans l’ordre. Les dimanches de l’histoire, ça va bien, on a déjà donné. Les femmes ont eu leur moment. On va maintenant rentrer à la maison, dehors, c’est risqué. C’est triste, certes, mais il faut être réalistes : Loukashenka est adapté à ce peuple, qui a besoin d’un chef. Ici, c’est encore un peu le socialisme, l’État veille sur vous mais c’est sécurisant. Les bélarusses ne veulent pas sauter dans les eaux glacées du calcul égoïste, ils tiennent à leurs entreprises d’État. Une fois que les blogueurs ont blogué, que les femmes ont pleuré, que quelques jeunes se sont fait corriger, méchamment c’est vrai, mais jeunesse se passe, ça va se tasser. Cela s’est toujours tassé, et puis on ne voit pas qui, en dehors des entrepreneurs indépendants, des blogueurs, des femmes apeurées et des jeunes tabassés, pourrait faire quoi que ce soit de plus. On ne voit vraiment pas. Cela n’existe pas.

Nota : à ce stade, aucun site ou blog pro-Poutine, « communiste », brun ou « rouge »-brun, n’a rien dit de la Bélarus, et les cohortes d’idiots utiles ne se sont pas déchaînés sur les réseaux sociaux. La Bélarus ? D’abord ça s’appelle Biélorussie, et on ne connaît pas. Rien à voir, rien à dire (et puis c’est bizarre des mercenaires russes arrêtés …).

4 – Et la classe surgit …

Qui a lancé un appel à la grève générale politique dans la journée du lundi 10 août ? Le saura-t-on un jour ?

La rumeur se propage. Dans l’après-midi du lundi et puis surtout les mardi et mercredi, soudain, ils font irruption. Qui ? Les ouvriers !

Mercredi 12 août, des nouvelles arrivent aux militants qui veulent bien les chercher – en France, pas beaucoup ! L’usine « Azot » de Grodno, industrie chimique, se met en grève. Émeutes et incendies la nuit à Bobruisk. Affrontements violents entre Omon et jeunes à Brest-Litovsk. Mais revenons à cette trame : les grèves, qui fournissent la colonne vertébrale, l’arrière-plan comme la tête d’affiche, de ce qui se passe dorénavant. Dans la matinée ça se précise : aciérie à Zhlobin, institut des poudres à Minsk – l’industrie militaire fournissant la Russie va être massivement affectée -, usine électrique Kozlov de Minsk, usine de margarine de Minsk, employés de Minskmetroproject, marché de Paudniovy à Hrodna, plusieurs magasins de Hrodna Azot, employés de Belenerhatsekhpraekt, MTZ, le 4ème parc de trolleybus et d’autres entreprises et institutions.

Fin de matinée, décisif, la plus grande usine emblématique, BelAz (automobiles) (et on a les images, ce n’est pas de la « propagande occidentale » !). Le directeur et le maire viennent parlementer cependant qu’une dépêche prétend qu’il n’y a pas de grève. Dans un échange poli mais ferme, les travailleurs listent leurs premières exigences : l’expulsion des Omon est la première (un peu comme à Minneapolis !) et ils empêchent l’envoi de bus aux Omon. Par milliers, en bleu et en casques, ils sortent en scandant : Ідзі прэч!, ce qui se prononce à peu près «youdzi prétch» en mettant l’accent sur « you », et veut dire : va-t’en ! Dégage! Ceux de la seconde grande usine emblématique, les tracteurs, ne vont pas tarder à arriver.

On ne saurait les décompter ici : le site Charter 97 donne de bonnes indications. Le bâtiment, les entreprises de toutes tailles, sont gagnés. Jeudi matin, 26 grosses usines sont en grève et de fait occupées, entraînant tout le pays : Usine métallurgique biélorusse, Usine automobile biélorusse, BelNPP, usine électrotechnique de Minsk dite Kozlov (haut lieu de la grève de 1991), usine automobile de Minsk, Minsk Margarine Factory , usine de tracteurs de Minsk, usine de moteurs de Minsk, usine de tracteurs à roues de Minsk, Minsk usine « Intégrale », Réseaux câblés Minsk, sucrerie de Zhabinka, Minsk Metro, 4ème flotte de trolleybus à Minsk, TPP-4 à Minsk, Belgosfilarmoniya, Belenergotekhproekt, Belmedpreparaty, Keramin, Grodno Azot, Grodnozhilstroy, Khimvolokno, Belcard, Terrazite, Naftan, Polymir.

La grève industrielle structure le mouvement général de la société : infirmières et médecins qui apportent leur soutien public, élèves des écoles qui rendent symboliquement leurs diplômes et les affichent sur les portes des établissements, pour protester contre le trucage des votes (ce sont aussi des bureaux de vote ), etc.

En trois jours, c’est la grève générale. A l’initiative des salariés, affrontant ou au moins contraignant les patrons, partout. A Grodno, dans une usine métallurgique, un cadre demande « qui a voté Tikhanovskaia ici ? » et tous les ouvriers lèvent le bras. A Brest-Litovsk, les ouvriers manifestent en scandant « dégage !» dans les usines, formant des équipes d’une usine à l’autre pour en faire autant partout. Transports paralysés, banques fermées. Les habitants de Zhodino (banlieue industrielle de Minsk) se rendent dans l’usine BelAz puis forment une chaîne de protection autour pendant que les automobilistes klaxonnent en soutien.

Dans ce mouvement, la question de l’organisation indépendante des salariés est vite posée. A l’usine Belenergosetproekt un collectif élu par les travailleurs pour rencontrer la direction adresse des revendications, à la fois démocratiques (élections libres) et concernant l’organisation du travail au Syndicat officiel en annonçant que toute l’usine le quittera faute de réponse dans les 24 heures (nous ignorons la suite immédiate). Selon la confédération des syndicats russes indépendants RKT (deux millions de syndiqués), le président du Congrès bélarussien des syndicats démocratiques, Nikolai Zimine, a été arrêté, condamné à « 25 jours » et gravement battu, et avec lui le délégué du syndicat à Belshina, Sergei Gurlo, et le délégué des mineurs Maksim Sereda. Le Congrès des syndicats démocratiques a publié une déclaration, modérée dans la forme, exigeant l’arrêt de la répression, saluant « l’activité politique croissante des travailleurs », et affirmant que, connaissant bien l’état d’esprit des travailleurs, ils n’ont aucun doute sur le résultat réel des élections : Loukashenka a été balayé.

Du lundi 10 au vendredi 14, le mouvement est ascendant, en intensité comme en extension. Il aboutit à la grande manifestation de Minsk vendredi soir et la nuit. Rappelons que les manifestations s’étaient repliées, émiettées ou stoppées après la répression initiale. Vendredi soir, les ouvriers de l’usine géante de tracteurs forment un service d’ordre protégeant les premiers rangs, parmi lesquels des jeunes filles, principalement, viennent donner l’accolade aux Omon bardés d’acier qui sont rangés devant le siège du gouvernement, assiégé par la foule. Image magnifique : c’est la classe ouvrière dressée qui protège les jeunes filles exprimant le mouvement commun, démocratique, de toute la nation, et c’est par l’action de classe spécifique – la grève, la grève générale, le rassemblement au grand jour de tous les exploités et opprimés – qu’elle permet à la jeunesse et aux femmes de remonter en force au combat, étayé sur la puissance de la grève générale. C’est ainsi que tout a rebondi.

Le même soir, le ministère de l’Intérieur fait libérer environ 2000 des quelques 7000 personnes arrêtées les jours précédents et adresse même des « excuses » aux passants « innocents » arrêtés « par erreur ». Parmi les libérés, Nikolai Zimine, dans un état grave. Les Omon devaient intimider, par une méthode rodée au Chili de Pinochet et dans la Turquie des années 1970 : quelques jours au trou, dans un bain de sang, et on contraint à promettre de ne pas recommencer. Mais les femmes, là encore, avaient commencé à se rassembler autour des lieux de détention. Et les personnes libérées ne masquent pas ce qu’elles ont subi. Elles exhibent leurs plaies, et la colère monte. C’est aussi une leçon, entre autres, de la Syrie : le viol, l’humiliation et la torture, ne doivent pas être choses tues, elles doivent être criées, et criées tout de suite, retournant l’image de la terreur contre l’État terroriste, que cette publicité-là peut tuer.

C’est alors que Loukashenka « libère » 32 des 33 (il garde le bélarusse) mercenaires de Wagner, les rendant à Poutine qui a, sobrement et après Xi Jinping, reconnu son élection. C’est clairement là l’amorce d’un mouvement vers Poutine : « s’il te plaît, Vlad, j’ai besoin de toi … ».

5 – Ce « morceau d’union soviétique » est le pays des CDD !

Au stade atteint vendredi soir, on peut repérer des signes très importants d’approfondissement de la grève. Un document précieux est parvenu sur les réseaux sociaux en France, via Jean-Charles Lallemand et Carine Clément : la vidéo de l’AG des personnels de l’usine MZKT de Minsk (chassis). Nous nous permettons d’ « emprunter » ce commentaire de J.C Lallemand résumant cette AG :

« … c’est politique, sociologique… et quasi-anthropologique !… C’est la vidéo de l’AG des ouvriers de l’usine MZKT de Minsk (industrie mécanique de châssis 8×8) du 14 août exigeant de leur directeur tout penaud dans son costume qu’il soutienne leurs revendications contre Loukachenko… Voir tout le processus des prises de paroles des travailleurs qui se succèdent, sur le lieu de travail où la parole est jusqu’à maintenant interdite… et ils déroulent tout… c’est quasiment un grand « coming out » collectif sur leur opposition politique à Loukachenko, sur leur participation aux manifestations, sur la dénonciation des violences du régime, sur le fait que toutes les familles sont impactées par les violences du régime mais le taisaient et ne le tairont plus, sur la dénonciation des fraudes électorales, sur le rôle des femmes dans la mobilisation, sur la dénonciation des licenciements politiques des ouvriers de l’usine, sur le manque de démocratie sociale dans l’entreprise… et sur la volonté d’un ouvrier de s’exprimer publiquement à ses collègues en biélorusse et non en russe, parce que « on est quand même en Biélorussie »… Il y a même la journaliste officielle qui suit l’AG qui prend aussi le micro devant tout le monde pour dire qu’elle en a marre de devoir produire des informations tronquées ou sinon de se faire licencier de la rédaction de son media…»

Suite à quoi une question posée dans cette AG se retrouve comme revendication des mineurs de Salihorsk dans un préavis de grève illimitée à partir du lundi 17 août : la fin des CDD d’un an généralisés. Car Loukashenka a systématisé les embauches en CDD de moins de un an !

La question semble s’être retrouvée à l’ « AG populaire » de Grodno, ville entièrement en grève sur la place de laquelle s’est tenue une « AG des AG » qui a ajouté aux revendications politiques communes (départ du Chef, élections libres, libération des emprisonnés) la pleine reconnaissance du droit de grève.

6 – La longue marche des ouvriers et du salariat.

Dans le processus, classique et déjà exposé par Rosa Luxemburg en 1906 dans Grèves de masse, parti et syndicats, de la grève générale qui, n’en déplaise aux anarchistes, est toujours politique et pose la question du pouvoir, est alimentée par elle, ou les deux à la fois -c’est explicite en Bélarus-, processus par lequel les travailleurs saisissent l’occasion de leur rassemblement libre au grand jour pour tout aborder, la grève permettant l’AG, et les AG d’AG (des soviets au sens ancien de ce mot …), nous voyons donc émerger aussi les revendications économiques, qui sont très politiques. Celle de la suppression du système des CDD l’est fortement.

Le « socialisme de marché » de Loukashenka repose sur lui. Le contrat de tous les salariés, de l’État comme des patrons privés, est renouvelé et donc mis en cause chaque année. Ceci remonte de fait aux années 1990 : la victoire électorale (à l’époque, réelle) de Loukashenka en 1994, obtenue par le rejet à la fois des anciens opposants libéraux et privatiseurs et une campagne anticorruption, a été suivie de défaites ouvrières, avec la répression très violente de la grève du métro en 1995, qui fut à Loukashenka ce que la défaite des contrôleurs aériens fut à Reagan en 1981. Ainsi, le recul social déguisé en « préservation du socialisme » à l’époque, a préparé les attaques anti-ouvrières de Poutine en Russie (nouveau code du travail au début de la décennie 2000, marchandisation de tous les droits sociaux à la fin de la même décennie).

Mais le système des CDD obligatoires n’a été systématisé et constitutionnalisé qu’en 2017. Il se combine à deux autres dispositifs : la répression du « parasitisme social » consistant en amendes lourdes pour quiconque ne « travaille » pas 6 mois d’affilé, et la « protection sociale » des étudiants qui sont affectés d’autorité, avec des sous-salaires, dans des services publics ou des entreprises privées dans les deux années qui suivent l’obtention de leur diplôme.

Ce triptyque, dont le MEDEF peut rêver : CDD pour tout le monde, mise à l’amende des chômeurs au lieu d’assurance chômage, travail quasi gratuit pour les jeunes, c’est le « socialisme de marché », c’est la fameuse « protection sociale renforcée » dont bénéficierait la Bélarus !

Ce système, dans sa forme achevée actuelle, est ciblé par les travailleurs et appelé à tomber avec Loukashenka. Cette forme achevée est récente, bien que ses racines remontent à 1994-1995 : elle correspond, en Bélarus, à la crise économique mondiale ouverte depuis 2008, et au recul de l’économie russe depuis 2013-2014, et de l’alliance économique « eurasienne » à laquelle appartient Minsk.

Selon les sources, les salariés sont de 50% à 80% dans le secteur public. Celui-ci fonctionne selon les critères capitalistes (rentabilité, etc.) et la fluctuation de ce chiffre peut s’expliquer par le fait que beaucoup d’entreprises sont mi-publiques, mi-privées, les services de l’État affectant des jeunes dans des entreprises privées, et le système des CDD obligatoires les concernant aussi, à la satisfaction de leurs patrons, qui ne sont nullement à l’initiative des grèves bien entendu !

Ajoutons que la monnaie la plus utilisée en Bélarus est le dollar ; que l’amortissement de la dette « publique », payé en dollars aux banques chinoises et russes principalement, représente 65% du PIB ; que le rouble bélarusse (moins utilisé au total que le dollar) est indexé sur un panier formé du rouble russe, du dollar et de l’euro ; que les entreprises publiques hors agriculture représentent 31% du PIB et 20% des emplois ; que les secteurs « dynamiques », dans l’industrie, travaillent pour l’armée russe, et dans l’agriculture, exportent engrais et produits laitiers vers l’Europe (source : Coface). Il s’agit très clairement d’une économie capitaliste dépendante.

Nikolaï Zimine, le syndicaliste libre récemment arrêté et gravement passé à tabac, milite pour le syndicalisme indépendant depuis les grandes grèves de 1991.

L’ensemble de ces réalités permettent de jauger à leur juste mesure les cris d’orfraie sur les privatisations qui menaceraient en cas de chute du Chef, soi-disant protecteur par rapport à la « finance cosmopolite » et aux « élites mondialisées » …

7 – La question nationale.

La grève générale n’est nullement contradictoire à la dimension nationale et démocratique du mouvement présent, bien au contraire. C’est bien à l’affirmation d’une nation que nous assistons. Et elle a des racines : c’est une erreur que de considérer que l’existence d’une République Soviétique de Biélorussie dans l’ex-URSS ne correspondait pas, comme pour l’Ukraine, à une nation réellement vécue comme telle. Celle-ci est issue de l’ancienne monarchie fédérale polono-lituanienne, et le terme « Bélarus » renvoie à cette origine et, avant elle, à la vieille Rus’ dont Russie, Ukraine et Bélarus proviennent sans plus de prééminence pour l’une ou l’autre que, par exemple, la France et l’Allemagne envers leur vieille provenance carolingienne. Alors que le terme « Biélorussie » en usage en URSS peut renvoyer à l’idée d’un cousinage subalterne par rapport à la Russie.

La Bélarus/Biélorussie a été particulièrement marquée par la terreur stalinienne, qui a laissé des charniers comme celui de Kouropaty, et par la seconde guerre mondiale, qui en a fait une « terre de sang » selon l’expression saisissante de l’historien polonais Tymothie Snyder, qu’illustrent les terribles nouvelles de Svetlana Alexeievitch. Il est donc faux, voire injuste, de croire que cette nation serait plus « tiède » que les Russes d’un côté, et les Ukrainiens de l’autre. Elle aspire à sa souveraineté démocratique, ce qui va avec une libre association avec toutes les nations voisines actuellement toutes polarisées par la situation bélarussienne : Pologne, Lituanie, Ukraine, et bien entendu Russie.

Le soir du vote truqué, le Chef moustachu a averti : « Il n’y aura pas de Maïdan chez moi ». Il a été servi : si les évènements actuels n’ont pas, ou pas encore, le niveau de durée et de violence du Maïdan de K’yiv, ils en tirent les leçons et le dépassent sur deux plans, liés entre eux. D’abord, la grève générale, l’intervention de la classe ouvrière comme force structurante. Et, avec cela, la généralisation du mouvement à la totalité du territoire : ici point de secteur déshérité et clientélisé qui pourrait fournir au Chef et à ses affidés une base de repli pour saboter et contre-attaquer.

8 – Un maillon clef.

Nous avons donc la plus grande grève industrielle d’Europe depuis les années 1980. Cette crise révolutionnaire intervient dans le monde en crise globale de la pandémie et des insurrections en chaîne commencées fin 2019, lesquelles concernent maintenant les États-Unis. Dans son secteur géographique, elle va rebattre les cartes pour tous les pays voisins, entrant déjà en résonance avec les grèves récentes des mineurs du Donbass contre la mafia oligarchique au pouvoir, et avec le développement des combats sociaux et démocratiques en Russie et en Ukraine.

Certains commentateurs envisagent que Poutine, ce chef policier qu’ils prennent (que ce soit pour l’admirer ou pour le détester) pour le plus grand des « joueurs de Go », est à la manœuvre, et qu’il pourrait gérer la sortie du Chef en préservant, voire en renforçant, sa tutelle (on peut invoquer ici l’exemple de l’Arménie ; toutefois, c’est encore la question nationale qui, avec l’enjeu du Karabagh et la pression de l’Azerbaïdjan, sert à enchaîner l’Arménie ; il n’y a pas d’équivalent dans l’homogène Bélarus).

Cette hypothèse ne tient pas compte de deux facteurs. L’un est la situation difficile de l’impérialisme russe, totalement surdimensionné : l’affaiblissement de l’impérialisme américain lui a ouvert un champ qu’il lui est très coûteux d’occuper, de Damas à la Libye en passant par l’Iran, et qui attise de plus en plus ses propres contradictions internes. D’autre part, elle « oublie » que si maintenant Loukashenka est renversé, ce sera par la grève générale, de façon révolutionnaire, quels que soient les dispositifs de « transition » que peuvent imaginer soit Poutine, soit l’UE, soit les deux ensemble.

Poutine est donc poussé à soutenir Loukashenka qui, de cette façon, va essayer de le « tenir », comme déjà un certain Bachar el Assad. Or, à l’heure où sont écrites ces lignes (dimanche 16, 19h) des centaines de milliers de manifestants tiennent Minsk !

La vraie responsabilité est celle des militants ouvriers. Ce sera le sujet de notre tout prochain article, beaucoup plus court : le devoir d’internationalisme et la ligne de clivage que dessine la révolution bélarussienne.

16-08-2020.

 

Source : https://aplutsoc.org/2020/08/16/belarus-portee-taches-perspectives-1ere-partie/